Chroniques

par bertrand bolognesi

Parsifal | Perceval
Bühnenweihfestspiel de Richard Wagner

Wiener Staatsoper, Vienne
- 29 mars 2018
Parsifal (Wagner) vu par Alvis Hermanis à l'Opéra de Vienne
© wiener staatsoper gmbh | michael pöhn

Entre les élégants pavillons Sezessionsstil1 du métropolitain de la capitale autrichienne, l’éprouvante collection anatomique de la Narrenturm2, avec ses fœtus difformes et autres objets d’étude, celle, non moins précieuse, du Museum des Institutes für Geschichte des Medizin3, la fière armure de la Beethovenfries4, le célèbre tapis oriental d’un certain divan sis au numéro 19 de la Berggaße5, enfin l’extravagante église de la nouvelle Psychiatrische Krankenhaus6 de Steinhof, avec ses vitraux monumentaux7, Alvis Hermanis, dont on put apprécier Die Liebe der Danae, Die Soldaten et Gawain [lire nos chroniques du 5 août 2016, du 20 août 2012 et du 2 août 2013], plaçait résolument son approche de Parsifal dans la Vienne du début du siècle dernier, celle des acteurs de la modernité et de leurs détracteurs – le mariage des différents espaces architecturés par Otto Wagner en paraîtrait presque issu de quelque esprit calembourgeois, avec Wagner-Spital gravé en haut du dispositif.

La production (présentée en mars 2017 et reprise en cette semaine pascale) s’ancreplus profondément : certes, sa dimension décorative, d’ailleurs somptueusement réalisée, en met plein la vue, mais, par-delà son imprégnation dans le patrimoine culturel du public local sinon dans un parcours touristique éclairé, elle concentre le propos sur la fascination des hommes de science du temps et du lieu pour l’âme humaine dont les fonctionnements complexes et les pas de côté firent les sujets de nombreux essais et expérimentation. Écrivant à main sèche sa Traumdeutung8, Freud se faisait ardent défenseur de la notion de psyché contre le prompt scalpel d’aliénistes obnubilés par le siège de l’entendement et la secrète géographie de la substance crânienne. Aussi la riche coupole dorée du dôme de Steinhof abrite-t-elle un cerveau, Graal dont le mystère s’illumine pendant le rite sacré. Une lutte de médecins s’effectue sous nos yeux, chacun manipulant à sa manière ce qu’il considère comme ses lumières sur l’humain, corps et pensée. Tout comme Prof’ Gurnemanz pose la pointe du gramophone pour donner naissance au premier Vorspiel, en début de spectacle, Doc’ Klingsor l’enlève après la destruction de son royaume, ici exclusivement musicale (Wagner en fit suffisamment pour que l’effondrement du décor ne soit guère nécessaire). Sous le regard des quatre anges gigantesques la cohabitation de charlatans d’assez lamentable bonne foi implante la science dans une sorte d’adoration d’elle-même qui s’apparente à un surgeon obscurantiste – l’âme, encore, échappe.

Avec la complicité de Kristine Jurjãne pour les costumes – blouses blanches sur complets début de siècle, chemises d’internés, religieuses-infirmières, etc. –, Hermanis, également auteur des décors, en collaboration de Silvia Platzek, propulse l’auditeur dans le monde de l’hôpital, dans l’ambition des ténors de la recherche, dans leur audace souvent désastreuse. Aussi est-ce tout naturellement que Kundry surgit en camisole de force et qu’Amfortas arbore des blessures aux tempes sous un pansement de trépané. L’acte médian montre le bloc opératoire de Klingsor rempli de cadavres, résultat des expériences abusives effectuées sur les malades mentaux – un praticien qui n’hésita pas à s’automutiler, souvenez-vous. À l’aide d’un accessoire électrique qui donne un côté science-fiction d’antan à la chose, il anime la sauvageonne, de même que l’entrée du pur idiot réveille les mortes, Filles-fleurs toutes identiques (robe blanche, perruque rousse à chignon), avant l’arrivée de Kundry dans une vêture scintillante surmontée d’un diadème d’or, séduisante figure échappée des fresques du Kunsthistorisches Museum9. Dans sa résistance érotique, le héros est soutenu par l’apparition de la châsse du Graal : ainsi trouve-t-il la force de retirer la lance de l’énorme cerveau qui centralise le royaume du magicien. Le troisième rideau se lève sur Gurnemanz observant une nouvelle fois l’objet de ses études, à son bureau, indifférent à l’errance souffrante de patients accroupis, avachis, abandonnés à leur sort. Cette désolation d’un Montsalvat en perdition est visitée par le chevalier de la Beethovenfries – garant du bonheur des humbles et défenseur de leur sécurité. La renaissance du rite trouve un plateau presque nu, hormis la cervelle, toujours plus grosse, démesurée, telle la vanité humaine. Une curieuse armée de casques à plumes répond aux tant nombreux qu’inutiles cartons, intertitres gothiques par lesquels l’éternité de la légende fut assez lourdement rappelée, ces projections constituant notre seule réserve sur la mise en scène.

L’un de ses avantages, non négligeable, est de permettre aux chanteurs d’interpréter leurs rôles sans avoir à s’investir dans un discours qui outrepasserait l’abord classique qu’ils en peuvent avoir. On se réjouit d’entendre un plateau vocal des grands soirs, dominé par Christopher Ventris, en habitué du rôle-titre [lire nos chroniques du 4 mars 2008 et du 12 mars 2011] : d’une émission fort directionnelle à l’impédance ultraconcentrée, le ténor britannique soigne une incarnation rigoureusement sertie dans un timbre clair et que véhicule un art éprouvé de la dynamique – bravo !

Avec une souplesse vocale rarement d’usage dans le personnage, Boaz Daniel livre un Klingsor exceptionnel qui possède juste ce qu’il faut de métal dans la couleur pour en servir le côté sombre ; sans caricature aucune, le baryton-basse chante admirablement le rôle, crédibilisant haut la main le point de vue de la mise en scène. Indéniable wagnérienne [lire nos chroniques du 26 juillet 2007, du 12 mars 2013, du 13 juin 2014 et du 15 septembre 2016], Anja Kampe retrouve Kundry qu’elle jouait à Berlin il y a trois ans et qu’elle donnera le mois prochain à l’Opéra national de Paris. La fulgurance des attaques [lire notre chronique de Lady Macbeth de Mzensk], dans des proportions qui demeurent musicales, convient parfaitement à la maudite. On retrouve l’autorité de Kwangchul Youn en Gurnemanz évident, quoique prudemment conduit [lire nos chroniques du 31 juillet 2013 et du 14 avril 2011]. Au Titurel terriblement sonore de Ryan Speedo Green répond la conduite vocale exemplaire de Jochen Schmeckenbecher, salué en Alberich comme en Schön [lire nos chroniques de Siegfried, Götterdämmerung et Lulu], efficace et émouvant. Outre l’idéal de cohésion atteint par les Blumenmädchen (Mariam Battistelli, Hila Fahima, Ulrike Helzel, Maria Nazarova, Margaret Plummer et Lydia Rathkolb), saluons la fort belle prestation des Enfants de l’École de l’Opéra de Vienne10 et la superbe des choristes11, dirigée par Martin Schebesta. Au pupitre, Semyon Bychkov annonce dès le prélude une fosse soyeuse, volontiers douce, rassérénante. Au service d’une lecture au grand souffle, débarrassée du péché d’emphase, l’Orchester der Wiener Staatsoper honore l’écriture presque ornementale du dernier Wagner.

BB

1 Sezessionsstil : style Sécession, selon lequel se définit l’Art nouveau viennois

2 Narrenturm : la Tour des fous, ancien asile d’aliénés installé dans une architecture circulaire de 1784, en activité jusqu’en 1866, qui abrite depuis une quarantaine d’années le Musée fédéral d’anatomie pathologique (Pathologisch-anatomisches Bundesmuseum)

3 Museum des Institutes für Geschichte des Medizin : Musée de l’Institut d’histoire de la médecin, installé dans l’ancienne académie militaire de chirurgie, attenante à l’ancienne hôpital central

4 Beethovenfries : la Frise Beethoven peinte par Gustav Klimt en 1901 pour la première exposition du Wiener Secessionsgebäude (Palais de la Sécession viennoise, édifié par Olbrich en 1897

5 Berggaße 19 : c’est dans cet immeuble qu’entre 1892 et 1938 Sigmund Freud reçut ses patients

6 Église de l’hôpital psychiatrique de Steinhof, conçu par Otto Wagner (1902 à 1907)

7 Ces vitraux sont l’œuvre du plasticien Kolo’ Moser

8 Die Traumdeutung : L’interprétation des rêves, ouvrage fondateur de Freud, paru en 1899

9 Kunsthistorisches Museum : le Musée d’histoire de l’art de Vienne dont le centre, où siège le grand escalier, est orné par des fresques de Gustav Klimt s’attachant à toutes les périodes de création picturale, de l’antiquité égyptienne jusqu’à son propre siècle

10 Kinder der Opernschule der Wiener Staatsoper

11 Artistes des Chor und Extrachor der Wiener Staatsoper