Chroniques

par bertrand bolognesi

Pelléas et Mélisande
opéra de Claude Debussy

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 19 octobre 2018
reprise à Strasbourg de "Pelléas et Mélisande" mis en scène par Barrie Kosky
© klara beck

Le décor et la lumière conçus par Klaus Grünberg pour la mise en scène de Barrie Kosky, montée l’an dernier à la Komische Oper de Berlin en coproduction avec le Nationaltheater de Mannheim, et que reprend aujourd’hui l’Opéra national du Rhin dans une série de sept représentations (du 19 au 27 octobre à Strasbourg, à Mulhouse les 9 et 11 novembre), resserre le regard sur un seul lieu, par un système de cadre de scène plusieurs fois dupliqué jusqu’à créer une perspective obtuse. Sur ce carré restreint les protagonistes du drame de Maeterlinck sont portés par un ingénieux système de plancher mobile, articulé en plusieurs tournettes. Dans la forêt d’Allemonde, dans le château sans soleil comme à la fontaine, à la grotte ou aux souterrains, personne ne semble aller de son plein gré. La focalisation de la scénographie sur un théâtre de marionnettes humaines vécu comme récit psychotique impose une lecture tant brutale que géniale de l’opéra dont le lyrisme symboliste trouve refuge dans l’invention du conte rêvé, avec ses créatures insaisissables.

Loin de proposer un théâtre psychologique, Kosky [lire nos chroniques de Die schweigsame Frau, Saul, L’ange de feu, La foire de Sorotchintsy et Die Meistersinger von Nürnberg] affûte une ciselure nettement psychanalytique concentrée sur un noyau familial de tout temps plongé dans l’effroi consenti. Soumise, Geneviève tente d’en panser les plaies, avec plus ou moins de bonheur. Arkel est le patriarche tyrannique, garant sévère de la loi et de la morale qu’il pourrait être le premier à dérespecter – il apparaît d’emblée engoncé dans une exigence de rigueur jalousement cultivée qui sans doute n’a de sens qu’en sa très puissante anarchie intérieure, toute masquée qu’elle s’en trouve. Golaud puise dans ce grand-père un déplorable exemple, tout enclin à la violence. Et Pelléas de survivre dans ce scénario comme un éternel enfant qui n’aurait point grandi, que seule la rencontre avec celle qui l’aime « depuis toujours, depuis que je t’ai vu » mène à maturité. Dans cet enclos qu’on pourrait penser recouvrir quelque inavouable secret, su de tous mais éternellement tu, comment Yniold, véritablement enfant, celui-là, pourrait-il respirer autrement qu’à déjà regarder le monde en adulte ?

Souvent l’on a pu voir, dire ou lire que Mélisande était l’inconnue qui, venue de nulle part, mettait le feu à l’ordre établi de la famille. Ce soir, elle paraît bien plutôt désignée inconsciemment par le chasseur Golaud – celui qui arpente la campagne pour tuer – afin de s’affirmer contre Arkel, dans l’espoir d’ouvrir l’impasse où tous sont prisonniers. En ces sortes d’affaires, toujours la créature est mal choisie, sinon trop bien choisie, selon un acte manqué parfaitement réussi : la jolie « petite fille qui pleure au bord de l’eau » ne se reconnaîtra qu’en Pelléas et en Yniold, tous trois entachés de cette indécente innocence qui les fait coupables, donc bientôt victimes de la commune et féroce forfaiture à la liberté. Abattu le jeune demi-frère qu’à l’étuve l’aîné maintenait sous troublante caresse, l’intruse peut mourir, elle n’a plus de fonction dans la maison enfin réunie autour d’un petit être dont c’est « le tour de souffrir ». Sait-on, d’ailleurs, si Yniold respire encore, si sa présente au tableau final ne s’inscrit pas à même titre que le souvenir de Pelléas…

À la tête d’un Orchestre Philharmonique de Strasbourg dont la grande forme ne cesse d’affirmer l’excellence [lire notre chronique du 31 mai 2018, entre autres], Franck Ollu mène cet aréopage du cauchemar dans le monde généreusement sensualisé de Debussy, la raideur du premier se mesurant à la débauche du second, miroir de leurs désirs, affirmation clandestine et victorieuse à laquelle aucun d’eux n’oserait donner libre cours. Tout en soignant avec précision les timbres, la couleur et chaque nuance, le chef enlace d’un élan toujours plus passionné ce cauteleux royaume, jusqu’aux contrastes crus de l’étranglement de l’un, du chagrin mortel de l’autre. Comme à Berlin, on donne la version originale de l’opéra, privée des interludes composés durant les répétitions de la création à seule fin d’accompagner les changements de décors : sans affirmer qu’ils soient de plus faible facture – la contrainte est souvent bonne conseillère –, l’œuvre gagne en leur absence une force de frappe décisive qui conduit plus fermement l’émotion.

L’engagement des chanteurs à défendre le prédicat de la mise en scène favorise la lumineuse cohérence de ces ténèbres – c’est l’un des talents de Kosky que de savoir emmener avec lui une équipe hors des chemins balisés. Telle qu’énoncée plus haut la caractérisation des personnages trouve en cette distribution la réponse idéale. Autrefois Golaud, Vincent Le Texier campe aujourd’hui Arkel, sournois quant au geste mais ouvertement rude, voire barbare dans l’inflexion vocale qui jamais ne se départit d’une seule couleur, voire d’un impact unique, volontairement sans nuance. Marie-Ange Todorovitch prête à la bonne Geneviève un grave velours invasif qui cajole le cœur de toute la misère à l’entour. Soliste du Tölzer Knabenchor, Cajetan Deßloch livre un Yniold glaçant de sérieux, qui joint à l’efficacité du chant une diction exemplaire. D’une basse incisive et claire, Dionysos Idis s’acquitte honorablement des parties du Berger et du Médecin [lire notre chronique du 10 décembre 2017]. En conjuguant la franche robustesse et une tendresse ingénieusement méandreuse, Jean-François Lapointe est un Golaud prédateur à la morgue sauvage. Enfin, le couple-titre bénéficie d’incarnations étonnantes : Jacques Imbrailo [lire nos chroniques de Billy Budd et d’Hamlet] en Pelléas dominé, prostré par la peur, qui mène parfois un aigu diaphane en voix mixte, et Anne-Catherine Gillet, frémissant de spontanéité déroutante, qui agrafe fort haut sa Mélisande [lire notre chronique du 4 juin 2017].

BB