Chroniques

par irma foletti

Pietro il grande, Kzar delle Russie | Pierre le Grand, Tsar des Russies
melodramma burlesco de Gaetano Donizetti

Festival Donizetti Opera / Teatro Sociale, Bergame
- 23 novembre 2019
Rareté absolu au Festival Donizetti de Bergame : "Pietro il Grande"
© rota | fondazione donizetti

Donné dans le cadre du projet Donizetti 200 qui propose, au fil des éditions successives du Festival Donizetti Opera, un titre créé il y a exactement deux cents ans, Pietro il grande, Kzar delle Russie, ossia Il falegname di Livonia (Pierre le Grand, Tsar des Russies ou Le menuisier de Livonie) est un opéra de caractère bouffe, en nette opposition aux deux drames vus les soirées précédentes [lire nos chroniques de L’ange de Nisida et de Lucrezia Borgia]. L’ouvrage connut sa première en décembre 1819 à Venise, fut repris ensuite dans une dizaine de théâtres jusqu’en 1827, avant un sommeil prolongé. Celui-ci fut interrompu en 2003 par une production montée à Saint-Pétersbourg pour fêter les trois cents ans de la ville – avec des récitatifs en russe –, le Festival della Valle d'Itria reprenant l’opus à Martina Franca pour l’été 2004.

Il s’agit, en tout cas, de la première bergamasque d’un jeune compositeur de vingt-et-un ans, une partition en deux actes qui évoque beaucoup plus Rossini, la star italienne de l’opéra dans les années 1810, que le Donizetti de la maturité, dès l’Ouverture où les percussions, grosse caisse et nombreux roulements de tambour prennent une place importante. Dans la suite, plusieurs situations et instrumentations peuvent évoquer La Cenerentola rossinienne – on pense, par exemple, à Dandini pendant l’air d’entrée de Pietro, ou bien encore au rondo final quand Madama Fritz chante son long air avant la conclusion. L’intrigue principale est le voyage, incognito, de Pierre le Grand, déguisé en haut officier Menzicoff, et de la tsarine Catherine, celle-ci à la recherche de Carlo, son frère disparu, assez rapidement retrouvé, avant la fin du premier acte. Mais des intrigues parallèles sont déroulées : Carlo est condamné par le méchant magistrat du village, Ser Cuccupis, rôle typique de basse bouffe, l'amoureuse de Carlo, Annetta, est la fille du traitre à la patrie Mazeppa, sans compter l’hôtelière Madama Fritz qui en pince visiblement pour Carlo.

Réglé par le collectif Ondadurto Teatro – Marco Paciotti et Lorenzo Pasquali –, le spectacle s’écarte franchement de toute reconstitution historique... d’ailleurs histoire apocryphe du livret de Gherardo Bevilacqua (1791-1845), d’après Le menuisier de Livonie ou Les illustres voyageurs (1805), comédie en trois actes d’Alexandre Duval (Alexandre-Vincent Pineux, 1767-1842). Des panneaux et éléments de décors mobiles sur roulettes présentent des formes géométriques colorées, inspirées des suprématistes russes du début du XXe siècle, dans cette production essentiellement animée par des vidéos projetées en fond de plateau, où des mouvements kaléidoscopiques tournent, clignotent, zèbrent les surfaces, selon un procédé utilisé à l’envi au cours de la soirée – spectateurs sujets aux délires psychédéliques s’abstenir ! Les costumes réalisés par KB Project sont naïfs et multicolores, les choristes revêtant une veste jaune et changeant de chapeau : casque de soldat d’opérette, chapka stylisée, etc. Tsar et tsarine ressemblent aux figures des jeux de cartes, Annetta porte perruque jaune et pommettes rouges. Deux moments amènent davantage de spectaculaire : le jugement de Carlo pendant le premier acte, avec le magistrat Cuccupis perché au sommet d’une tribune sur une structure métallique design éclairée façon space opera – dans ce dispositif high tech, les greffiers écrivent à la plume –, et au second acte pour l’arrivée des souverains sur un attelage, toujours métallique, digne de leur condition, qu’ils viennent de dévoiler à leurs compatriotes.

La distribution vocale est homogène et de bon niveau, à commencer par Roberto De Candia dans le rôle-titre, doté d’un chant soigné, de vocalises propres, d’un style appliqué et d’une bonne projection [lire nos chroniques d’Il turco in Italia, Il signor Bruschino, Falstaff et L’Italiana in Algeri]. Dévolu au Loriana Castellano, le rôle de la tsarine Caterina est, quant à lui, très peu développé : un petit air à la fin de l’Acte II où l’on peut apprécier une certaine richesse de timbre et une agilité satisfaisante, tandis que la puissance est limitée. Le rôle d’Annetta est un peu plus fourni. Nina Solodovnikova y fait entendre une voix de soprano léger, des facilités dans l’aigu et le suraigu mais un timbre un peu pointu. È riposta o caro oggetto, sa cavatine du I, est un joli moment poétique, mis à part un relâchement de l’intonation vers la fin, pendant qu’une gymnaste monte dans un cerceau vers les cintres. Mais Donizetti a réservé dans son opéra le rôle de la prima donna à Madama Fritz, chantée par Paola Gardina qui relève avec brio les difficultés de sa partie, en particulier des traits d’agilité rapides et nombreux [lire nos chroniques de Tancredi, Lucio Silla, L’affaire Makropoulos, Il barbiere di Siviglia, Iolanta et Iris].

Les principaux rôles masculins sont complétés par Francisco Brito (Carlo Scavronski, le frère retrouvé de la tsarine), lumineux ténor d’un répertoire typiquement rossinien ou mozartien ; même si l’émission se fait nettement dans le masque, le son est bien projeté et la ligne de chant soignée [lire notre chronique d’Il castello di Kenilworth]. Marco Filippo Romano (Ser Cuccupis) est une basse bouffe totalement convaincante pour la vis comica naturelle et son chant généreux, avec de fort beaux passages en sillabato ; dommage que la partie aigüe soit un peu plus rétrécie que son médium très bien épanoui [lire nos chroniques de Margherita d’Anjou et d’Il matrimonio segreto]. On repère clairement dans son air d’entrée des mesures qui seront réutilisées dans l’Elisir d’amore (1832), chantées par le futur Belcore.

Le Coro Donizetti Opera, chœur constitué pour le festival, est vaillant et bien chantant tout au long de cet ouvrage plutôt long parmi les donizettiens, avec ses trois heures de musique. Placée sous la baguette de Rinaldo Alessandrini, l’ensemble orchestral Gli Originali réalise une texture musicale adaptée à cet opéra de jeunesse : les couleurs sont belles et l’enthousiasme communicatif dans les finals tourbillonnants.

IF