Chroniques

par bertrand bolognesi

Plamena Mangova joue le Concerto en sol de Ravel
Latvijas Nacionālais Simfoniskais Orķestris, Andris Poga

Arsenal, Metz
- 26 janvier 2017
l'Arsenal de Metz accueille l'Orchestre symphonique national de Lettonie
© jānis porietis

À maintes reprises, l’école lettone de direction d’orchestre donna naissance à d’excellents chefs. Andris Poga ne fait pas exception, comme en témoigne une nouvelle fois la qualité de la présente soirée. En tournée avec l’Orchestre symphonique national de Lettonie (Latvijas Nacionālais Simfoniskais Orķestris) dont il est le directeur musical depuis 2013, Poga fait escale à Metz qui l’accueille dans l’acoustique inégalée de son bel Arsenal.

Ouvrir le concert par Une nuit sur le mont Chauve de Modeste Moussorgski est, en soi, une bonne idée ; le faire en favorisant la version originale de 1867 (publiée un siècle plus tard) sur la révision plus célèbre de Rimski-Korsakov en est une bien plus passionnante et courageuse. À vingt-huit ans, le compositeur montre à Balakirev son poème symphonique inspiré par les fêtes russes du solstice d’été – Иванова ночь на лысой горе veut dire Nuit de la Saint-Jean sur le mont Chauve –, écrit à partir de deux projets d’opéras inaboutis : La nuit de la Saint-Jean d’après une nouvelle de Gogol (1858) et La sorcière sur la pièce éponyme de Mengden (1860). Certains commentateurs ont affirmé que Moussorgski aurait produit au début des années soixante une première mouture pour piano et orchestre, sous l’influence de la Totentanz de Liszt, mais cette page ne fut jouée en Russie qu’en 1866 et le jeune homme ne voyageait pas. D’un point de vue historique, il semble justifié de rejeter cette hypothèse qui, de toute façon, induirait un renoncement postérieur, puisque l’œuvre de 1867 n’a rien à voir avec l’orchestration lisztienne. Il fallut douze jours à peine pour coucher cet opus sur le papier, l’auteur confiant dans une lettre que la veille de la Saint-Jean, date souhaitée pour finir, fut une nuit blanche de travail fiévreux. De nombreux commentaires échevelés et parfois drôles jonchent le manuscrit.

Une vivacité démente, vraiment maléfique, caractérise l’arrivée des magiciennes sur la montagne (Сбор ведьм, их толки и сплетни : assemblée des sorcières, bavardages et ragots). Loin de la politesse de Rimski-Korsakov, Moussorgski brûle du soufre, ce que souligne la lecture excitée de Poga, déchainant les caisses comme un grouillement infernal autour duquel tourne un rituel fébrile, rehaussé par un piccolo insolent. Survient Le cortège de Satan (Поезд Сатаны), thème mafflu et péremptoire. Avec une sauvagerie qui, par enchantement, demeure musicale, la Messe noire commence (Чёрная служба), tournoyant dans le gouffre des cuivres et des cordes d’une exemplaire tonicité. Dans la danse méphitique qui s’ensuit, on reconnaît plusieurs ambiances de Godounov : la scène de l’auberge, les railleries enfantines à l’égard du Fol en Christ. Toujours en alerte, cette superbe interprétation, battue avec autant de saine lisibilité que d’imprévisibles sollicitations, révèle des couleurs étonnantes, des alliages « oxydés » – notons au passage le très bon pupitre d’altos de la formation balte. Les officiantes s’évaporent soudain dans une frénésie goguenarde : sans doute s’agit-il plus d’une fête païenne ancestrale que d’un Sabbat, laissant poindre le sourire de Moussorgski.

Après Jean-Yves Thibaudet qui le donnait il y a deux mois avenue Montaigne, avec l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg (Санкт-Петербургской филармонии) et maestro Temirkanov [lire notre chronique du 10 novembre 2016], nous retrouvons le Concerto en sol majeur de Ravel (1929/31) sous les doigts de Plamena Mangova. D’emblée frappe un je-ne-sais-quoi de musclé et de fauve dans l’orchestre, qui éloigne ce qu’on attend en général d’une œuvre française. Peu importe : l’Allegramente est une rencontre intéressante en ce qu’elle renouvelle les approches. La pianiste répond dans un moelleux inhabituel, lui aussi, plus romantique qu’entre-deux-guerres. On remarque des effets atténués aux cuivres, des rigueurs instrumentales un peu « droites », qui tiennent la route dans cette lecture feutrée, presque fumée. Les deux phrases de harpe sont d’un raffinement inouï, quand le cor, pourtant acrobatique dans l’aigu, s’avère confortable. Le final est d’une fermeté presque brutale, inquiétant haut-pendu éclaboussant le ciel d’une modernité recouvré.

Adagio assai ?... l’amble du jour se fait nettement plus enlevé, conjuguant la méditation mozartienne à la symploque baroquisante sans lambiner jamais. La rondeur du son est infiniment nourrie, invitant bientôt des répons orchestraux soigneusement ciselés. La souplesse indicible du mouvement transmet paradoxalement une inquiétude, tracas rentré ou préoccupation sourde. La valse pianistique accompagne dans une douceur infinie le chant des bois. L’épisode s’éteint dans un vacillement qui s’efface. Gerbes et fanfares, guirlandes et ricochets ! L’haletant Rondo est une de ces machines folles dont Ravel eut le secret (l’arithmétique de L’enfant, La Valse, Boléro, Toccata duTombeau, etc.). Outre un trait de basson remarquable, on admire l’usinage insensé de l’interprétation, la vélocité aérienne de Plamena Mangova [lire nos chroniques du 21 juillet 2011 et du 24 février 2016], s’obstinant jusqu’à la queue de poisson conclusive de ces quatre minutes ardentes.

À l’inverse de se déchaînement, la soliste bulgare offre en bis le Nocturne en ut # mineur Op.Posth de Chopin divinement nuancé, dans un rubato scriabinien, une liberté que personne n’ose, inestimable en ces temps de rien-ne-doit-dépasser. Retour à la fougue rythmique, avec une danse d’Alberto Ginastera (dont on célébrait le centenaire l’an passé), second bis d’une générosité téméraire où le maintien motorique confronte un chant sculpté.

Le 3 janvier 1941, à la tête du Philadelphia Orchestra in loco Jenő Ormándy créait la dernière œuvre de Sergueï Rachmaninov, Danses symphoniques Op.45 (1940), à laquelle est consacrée la seconde partie de la soirée. L’orchestre affirme dès le premier épisode (Non allegro) un naturel certain, associant l’extrême précision de la petite harmonie à la profondeur des cordes. Andris Poga avance dans un climat un rien fantastique dont il ouvrage méticuleusement la dynamique. Atmosphère symboliste nimbée d’une réminiscence liturgique (chant du saxo’), cette première danse se souvient cependant de Tchaïkovski, notamment dans le staccato des bois. Le compositeur ne convoque pas le célesta, mais cet instrument virtuel qui associe harpe, glockenspiel et piano lui ressemble beaucoup. Sans forcer le trait, le chef développe paisiblement le lyrisme jusqu’à la révolution brillante menant à la reprise robuste du premier thème. La Valse centrale alterne des sonneries pleines de danger. Le premier violon amorce l’élégie, dans une riche demi-teinte qui, à elle seule, résume la personnalité du Latvijas Nacionālais Simfoniskais Orķestris, loin des déplorables mondialisations. Tour à tour chambriste ou opulent, le ballet tutti des cordes sourit en pleurant et pleure de rire – c’est si drôle que ce soit triste, au fond, drôle à en donner de la peine. Pas de ces expressivités élastiques ni de glamour dans la nuance : Andris Poga colore son interprétation avec les pinceaux de la gravité intérieure. Après la grâce, l’énigme et les cloches de la troisième page (Lento assai, Allegro vivace, Lento assai, come prima, Allegro vivace). Vigueur et dépouillement se regardent dans l’aura méandreuse du prologue de Francesca da Rimini. Le Dies iræ arrive d’abord timidement,comme s’excusant de devoir encore être là et de côtoyer des inflexions de caprice espagnol – c’est pourtant lui qui triomphe, terrible. L’ultime coup de tam laisse pantois.

Rares sont les moments musicaux comme celui-ci.

BB