Chroniques

par david verdier

Platée
comédie lyrique (ballet bouffon) de Jean-Philippe Rameau

Opéra Comique, Paris
- 24 mars 2014
Platée de Rameau à l'Opéra Comique, une production signée Robert Carsen
© monika rittershaus

Dans la production de Rameau, Platée occupe une place emblématique et totalement inédite. L'écriture musicale y retrouve les sommets que tutoyaient déjà Hippolyte et Aricie ou Dardanus [lire nos chroniques du 17 juin 2012 et du 22 avril 2004], et pourtant la postérité n'en retient que la bouffonnerie du sujet et son incongruité à figurer sous les ors du grand style. Historiquement, la batracienne nymphomane tombe au beau milieu du marécage versaillais le 31 mars 1745, alors même que la cour célèbre les noces du Dauphin avec l'Infante d'Espagne. Prédestination ? La promise est fort laide et ce diable de Rameau a le front de mêler le rire aux fastes royaux [lire notre chronique du 12 mars 2010]..

La mise en scène de Robert Carsen met l'accent sur les courtisans d'un autre monarque, symbolisé par le rigide et consonantique Karl Lagerfeld et sa célèbre maison de couture. La ficelle est grosse et fonctionne bien une bonne partie de la soirée, avant de faiblir vers la conclusion, faute de se renouveler. Les deux J entrelacés rappellent qu'on est ici dans l'empyrée de la divinité du superficiel et du brillant. Jupiter descendant de son grand escalier pour une séance photo en pleine fashion week… la grenouille n'en espérait pas tant. En célébrissime tailleur, la Junon de service fait office de marâtre désagréable, soulagée in extremis par la farce que lui a joué son mari – elle n'aurait pourtant pas dû se réjouir aussi vite… le bougre est plus volage qu'elle ne croit.

Les insiders de l'actualité et du monde de la mode n'auront aucun mal à repérer sur scène toutes les références people que Carsen convoque en toile de fond. Anna Wintour et Lady Gaga batifolent au milieu de figurants qui ne sont que des caricatures d'eux-mêmes, le portable vissé à l'oreille, frétillant de plaisir devant les défilés de mannequins. Les mannequins justement, sujets d'hilarité assez grasse au moment des métamorphoses – entre déguisements de chevaux et gladiateurs cuir-latex et autres improbables oiseaux de nuit. Le texte de présentation met l'accent sur la volonté du metteur en scène de tendre un miroir à la salle – moment d'angoisse à la lecture de cette note d'intention, tant le décalage semble important entre l'épaisseur du trait et la cruauté subtile que nous adresse Rameau par-delà son personnage.

Heureusement fort bien servi par des Arts Florissants au sommet de leur art, l'ouvrage ne perd rien en intensité et en vigueur. Avec Paul Agnew remplaçant de luxe (et illustre interprète de Platée dans la mise en scène de Laurent Pelly) d'un William Christie souffrant, les musiciens trouvent un guide qui sait affermir le propos quand d'autres versent dans le surdimensionnementdes effets et des vapeurs prétendument d'époque. Seule ombre au tableau : un péché d'orgueil (ou excès scrupuleux) à ne rien retrancher de ces interminables ballets plus ennuyeux que réellement bouffons, lourdingues reliquats du contexte historique dans lequel fut créé l’œuvre.

Les rôles-titres tirent habilement leur épingle du jeu, à commencer par Marcel Beekman, impayable en bateleuse batracienne. La voix dévisse dans le registre supérieur, avec les glissades loufoques et le timbre nasillard d'un acteur de commedia dell'arte. La présence est impressionnante, avec parfois de quoi faire pâlir l'astre éclatant du Jupiter d'Edwin Crossley-Mercer. Ce dernier est relativement en retrait, tant au niveau de la projection qu'en ce qui concerne la densité des timbres.

Il faut aller chercher du côté des rôles secondaires pour trouver assurément de quoi se réjouir. Emmanuelle de Négri (Clarine) illumine le plateau – et le récent Pyrrhus [lire notre critique du CD] –, tandis que Cyril Auvity et Marc Mauillon rivalisent d'abattage et de virtuosité (respectivement Thespis et Momus dans le Prologue, puis Mercure et Cithéron). Dans le rôle de la Folie la géniale incongruité de Simone Kermes divisera certainement les tenants et les détracteurs de cette interprète. Trop sagement prisonnière d'une partition redoutable, elle ne peut déployer la déréliction débridée dont elle fait fréquemment usage [lire nos chroniques du 25 octobre 2012 et du 21 mai 2011], malgré les faux airs de Madonna baroque que lui assigne Carsen ; d'un autre côté, la bouillie syntaxique et les nombreuses approximations dans les attaques et les intonations éloigneront ceux qui s'étaient fait une idée par avance à la lecture de la distribution. Absent du livret original et rajouté par le compositeur, tel un autoportrait dans une scène de groupe, ce rôle incongru et fascinant attend toujours son interprète idéale.

DV