Chroniques

par bertrand bolognesi

quatre opus chambristes de Kaija Saariaho
Daniel Belcher, Florentin Ginot, Camilla Hoitenga,

Florent Jodelet, Eija Kankaanranta et le Quatuor Meta4
Festival d’Aix-en-Provence / Hôtel Maynier d’Oppède
- 1er juillet 2021
quatre opus chambristes de Kaija Saariaho, avec le Quatuor Meta4
© priska ketterer

En amont de la première mondiale du nouvel opéra de Kaija Saariaho, Innocence, à découvrir après-demain, le Festival d’Aix-en-Provence convie le public à une immersion dans la constellation sonore de la compositrice finlandaise. Dans la cour de l’Hôtel Maynier d’Oppède, une assemblée de musiciens fidèles, que souvent l’on entendit dans ses opus chambristes, sert quatre pages conçues pour divers effectifs. La plus ancienne d’entre elles fait appel à l’électronique, mais Jean-Baptiste Barrière demeure aux commandes pour tout le programme, palliant salutairement l’acoustique de plein air par une spatialisation subtile.

Une vingtaine d’années après la création d’un premier quatuor (également au menu de cette soirée), Saariaho retrouvait les seize cordes, à l’occasion d’une commande madrilène de l’Escuela Superior de Música Reina Sofía. Créé à New York par le Quatuor Emerson, le 17 juin 2007, Terra Memoria explore cette vie changeante des souvenirs de nos morts, l’évolution de nos sentiments à leur égard, au fil des aléas de la mémoire. Il est dédié aux disparus. Un léger bruissement de vent dans les platanes prélude à l’interprétation de ce jour, comme un discret salut. Avec plaisir l’on retrouve le Quatuor Meta4, autrefois applaudi dans la même œuvre puis dans l’opéra Only the sound remains [lire nos chroniques du 18 avril 2013 et du 23 janvier 2018]. Le lancinement liminaire progresse de façon souterraine, échangeant ses surplaces entre pupitres. L’ondulation se fait bientôt plus véhémente, enrichissant toujours plus certainement sa trame au fil d’une narration non dite, souverainement respirée, qui happe d’autant mieux l’écoute. Désolée, une lente extinction, comme en un souffle flûtistique japonisant des cordes, vient suspendre un voyage qui, par définition, demeure non conclu.

L’édition 2016 de Présences, le festival annuel de création de Radio France, était consacrée à la musique de Kaija Saariaho. C’est dans ce cadre que fut entendu Light still and moving pour flûte(s) et kantele – l’agence de presse mandatée par la manifestation parisienne s’étant avérée parfaitement incompétente à traiter un courriel toutefois non seulement clair mais encore enthousiaste, toute l’équipe de notre média fut alors laissée sur le bas-côté ; aussi n’est-ce pas sans quelque émotion préalable qu’enfin je puis aujourd’hui aborder in vivo cet opus. Outre trois flûtes, celui-ci nécessite deux kantele, cet instrument à cordes traditionnel de Finlande dont la sonorité, selon l’usage qu’on en a, peut rappeler le cymbalum transylvain, le guzheng chinois, le koto japonais, voire l’housli d’Ukraine. Eija Kankaanranta s’exprime sur un grand kantele aux graves généreux, dans le premier mouvement (Daibutsu), à l’instar de l’excellente Camilla Hoitenga [lire nos chroniques du 10 avril 2011 et du 20 avril 2013, ainsi que notre entretien avec Saariaho autour de Circle Map], grande prêtresse d’une flûte basse dont le souffle saisissant installe d’emblée l’écoute dans les atours du sacré. Tour à tour pincé ou frappé, le kantele déjoue la perception de toute pulsation dans une fascinante aura campanaire où dignement s’exalte le πνεuμα flûtistique. Un contraste des extrêmes s’effectue entre les chapitres : tandis que la basse cède place au piccolo, l’heureux tournoiement de l’épisode médian (Engakuji) convoque un kantele à l’ambitus restreint, d’abord joué à l’aide de petites baguettes puis directement à mains nues, la richesse des timbres se révélant inouïe selon les modes de jeux requis – dans ce passage, une étonnante couleur harpistique vient caresser l’oreille. À la traversière en ut, Camilla Hoitenga chante le dernier passage (Windy Road), Eija Kankaanranta intervenant cette fois sur les clés du grand kantele, soit sur la hauteur des cordes à vide. La volubilité continue de la flûte se confronte à ses brillantes déflagrations, le chant s’élevant peu à peu, pour finir.

New York, printemps 1987. Le Quatuor Kronos donne naissance à Nymphea (Jardin secret III) pour quatuor à cordes et électronique en temps réel, cette partie prenant principalement appui sur le spectre du violoncelle. Imaginer quelque relation avec Monet relève de la fausse piste, la musicienne ayant puisé son titre dans l’un des vers du poète russe Arseni Tarkovski (1907-1989) qu’elle fait chuchoter aux quartettistes dans une version anglaise, sur un mode incantatoire assez troublant. Plus de trois décennies plus tard, cette œuvre désormais bien ancrée dans le répertoire contemporain explore diverses raucités que rehaussent des élans lyriques d’une extrême clarté.

À la Rothko Chapel de Houston, l’ensemble Da Camera et le baryton Daniel Belcher créèrent Sombre (2012) le 23 février 2013, dans une version avec harpe ici remplacée par le kantele. La couleur des tableaux de l’expressionniste abstrait d’origine lettone installés dans la chapelle ont conduit Saariaho à imaginer un instrumentarium sombre : ainsi de la flûte basse, une nouvelle fois, mais aussi de la contrebasse auxquelles s’ajoutent le kantele et la percussion. Des vers d’Ezra Pound hantent les trois mouvements de cette pièce, ici chantée par le baryton qui la créa. Les solistes déjà cités sont rejoints par le contrebassiste Florentin Ginot et Florent Jodelet à la percussion. L’énigmatique touffeur désertique de la flûte et des percussions introduit le mélange des langues propre au poète étasunien, servi par un chanteur dont souplesse et expressivité sont d’abord sollicitées bouche fermée (Canto CXVIII). De même le son s’ouvrira-t-il peu à peu dans la partie centrale (Canto CXX), telle une arrivée au monde de la voix. Dans un étalement secret du dire, une phrase gagne soudain, après la longue hésitation du mouvement, un impact extrême par sa précise intelligibilité. Passé un postlude prégnant (kantele, contrebasse et percussion), l’ultime section (Fragment, 1966) est amorcée par un volètement de la flûte. Cette fois, le baryton commence par parler franchement. La partition promène ensuite son chant jusqu’au falsetto, dans une inflexion dolente – « That her acts / Olga’s act of beauty / be remembered ».

Un fort beau moment avec la musique de Kaija Saariaho, entre la création de Vista [lire notre chronique du 12 mai 2021] et celle d’Innocence, tant attendue (l’édition 2020 du festival fut annulée, et l’opéra avec elle).

BB