Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Judith Jáuregui
Beach, Gershwin, Ginastera, Lecuona et Villa-Lobos

Lille Piano(s) Festival / Conservatoire
- 20 juin 2021
La pianiste espagnole Judith Jáuregui en récital au Lille Piano(s) Festival 2021
© dr

Après L’enlèvement d’Europe présenté par Mikhaïl Bouzine à 11h ce matin [lire notre chronique], nous retrouvons en début d’après-midi l’auditorium du Conservatoire pour le récital de Judith Jáuregui. Après que Pour le tombeau de Claude Debussy, son splendide enregistrement live paru chez Ars Produktion, nous a enthousiasmé [lire notre critique du CD], c’est avec joie que nous découvrons en salle une artiste qui d’emblée s’avère captivante. Loin de maintenir l’auditoire dans le rassurant ronron des mêmes sempiternels opus, la pianiste espagnole se fait ici capitaine d’un voyage musical transatlantique, avec des compositeurs argentin, brésilien, cubain et étasuniens.

Cette délicate traversée dans l’espace et dans le temps commence en 1892, année où Amy Beach (1867-1944) écrit ses Four Sketches Op.15 (Quatre Esquisses). Pianiste virtuose et précoce – sa carrière de concertiste commence à l’orée de ses seize printemps –, la compositrice nord-américaine a principalement écrit pour son instrument. On lui doit deux concerti, beaucoup de pièces en solo, ce qui n’induit pas qu’elle ait manqué de produire nombre de pages chorales, d’œuvres chambristes et de songs [lire notre critique du CD]. In Automn, dont le frontispice s’orne d’un vers de Lamartine (« Feuillages jaunissants sur les gazons épars », in Méditations poétiques, 1820) est une plaisante pièce de caractère, articulée avec une grâce confondante. Si le souvenir de Chopin s’y fait entendre, il est plus présent encore dans Phantoms, un Allegretto scherzando placé sous la protection de Victor Hugo (« Toutes fragiles fleurs, sitôt mortes que nées » in Les orientales, 1829), comme le tendre andante fauréen qui s’ensuit (« Tu me parles du fond d’un rêve » in Les contemplations, 1830-1855) qui n’est pas sans rappeler le Liszt des Consolations. Décidément francophile, bien avant sa grande tournée européenne des années dix, Amy Beach convoque une nouvelle fois Lamartine pour Fire-Flies Naître avec le printemps, mourir avec les roses » in Nouvelles méditations poétiques, 1820), virevoltantes lucioles qui barcarollent au fil d’un délicat legatissimo enlevé.

Prenons le paquebot vers le Sud, sur lequel goûter, peut-être, à l’intense Valsa da dor d’Heitor Villa-Lobos (1932). Judith Jáuregui en lance l’introït dans une sonorité brillante, laissant surgir la valse elle-même dans une demi-teinte exquise. La suavité de l’ultime reprise du thème, très lente, assimile comme inévitable fatalité cette douleur du titre. Arriver à bon port, c’est aborder un recueil plus ancien, la Suíte floral Op.97 (1918). À la fluide élégance, tour à tour passionnelle et enjôleuse d’Idílio na rêde succède une chanson douce, faussement anodine, Uma camponesa cantadeira au cœur de laquelle la main gauche, robuste à souhait, déjoue les couleurs pour en évoquer le danger. Des fifres fous concluent le cycle, Alegria na horta (Impressões de uma festa dos hortelões) révélant un miracle d’équilibre entre les registres du piano, par le seul soin de la musicienne, ici fort inspirée.

Après ce bref séjour brésilien, remontons à New York où George Gershwin créait lui-même ses Préludes en 1926. Dans une lecture cependant mafflue à souhait, la pianiste ménage à l’Allegro ben ritmato moins simplement appuyée que d’accoutumé – on s’en réjouit. La caresse de l’Andante agit comme un philtre, avant le déferlement d’un jazz qu’habiterait Rachmaninov en secret du bref Allegro final, rondement mené. « Créateur prolixe, interprète très sollicité, animateur d’événement, découvreur de talents, Lacuena participe à la fondation de l’Orchestre symphonique de La Havane, à de nombreux shows, pièces de théâtre, opéras et bandes originales de films, tout en soignant et contrôlant au plus près la représentation de ses œuvres personnelles les plus ambitieuses. Gourmand de la vie et curieux de tous les modes d’expression, il est présent sur de nombreux fronts : opérettes, ballets, zarzuelas, valses, pièces légères, musique de danse. Mais ce sont surtout ses chansons aux lignes mélodiques pures qui seront largement reprises par les vocalistes les plus importants du XXe siècle. Cette partie de son œuvre […] dépasse aujourd’hui les strictes frontières cubaines », précise Noël Balen (Música cubana, Fayard, 2006). Cinq heures de vol plein sud jusqu’aux cieux caraïbéens et voilà nos oreilles prêtes pour un extrait des Danzas cubanas al estilo del siglo XIX d’Ernesto Lacuena (1895-1963), publiées en 1943, l’énergique A la Antigua, puis Malagueña tiré de la suite Andalucía de 1928, fête altière dans la touffeur ibérique.

L’Argentine est la dernière étape de cette croisière. Ainsi entendons-nous les trois Danzas argentinas Op.2 composées par Alberto Ginastera en 1937. Après la roborative et fort colorée Danza del viejo boyero, livrée dans une tonicité idéale, le tendre balancement de Danza de la moza donosa avance un velours clair que la clarté du jeu rehausse d’une lumière cajoleuse. Pour finir, la redoutable Danza del gaucho matrero, furieux morceau de bravoure à la scansion véloce, magistralement interprété.

« Dernière étape », vraiment ?
La caravelle de Judith Jáuregui quitte ces Amériques lointaines pour un bis au pays, point exactement en côte basque où la pianiste est née, mais du moins l’Espagne, avec Granada donné en bis, première pièce de la Suite española n°1 Op.47 (1889) d’Albéniz – ainsi le Catalan regardait-il l’Andalousie… Belle heure que celle passée en compagnie d’une telle artiste !

BB