Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Simon Trpčeski
œuvres de Brahms, Liszt, Moussorgski et Prokofiev

Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 17 novembre 2019
Le pianiste macédonien Simon Trpčeski en récital à la Maison de Radio France
© benjamin ealovega

C’est avec beaucoup de plaisir que l’on retrouve, cet après-midi, le pianiste macédonien. Au public parisien, il présente un programme en deux temps, d’abord axé sur un romantisme évident, puis habité par une veine fantastique à claire identité russe. À vingt-et-un ans, Johannes Brahms est fasciné par le couple Schumann qui l’accueille. De même Robert est-il fasciné en retour par le talent du cadet. Son état mental se dégradant, il est finalement accueilli à la maison de santé d’Endenich, en périphérie de Bonn, où il finira ses jours dans un trouble toujours plus grand, accentué par le quasi-abandon dans lequel les siens l’ont laissé. En 1853, la concertiste et compositrice écrivit une série de sept Variations Op.20 à partir d’un thème puisé dans la quatrième pièce de Bunte Blätter Op.99 de son époux (1836/49) qu’elle lui offrit le 8 juin, pour son quarante-troisième anniversaire. Au printemps suivant, le jeune Brahms s’empare du même thème dans ses Variations en fa # mineur sur un thème de Robert Schumann Op.9 où sont déclinées plusieurs sources. Lorsque le dernier fils de Robert naît, le 11 juin 1854, on le prénomme Felix, en l’honneur de Mendelssohn. De ce petit qui jamais ne verra son père, Brahms, en bon parrain, offre cette nouvelle œuvre qu’il dédie cependant à la mère.

Simon Trpčeski [lire nos chroniques du 1er juin 2007 et du 3 août 2009] livre le thème initial dans une douceur extrême, par un jeu détendu et concentré, d’une intériorité dolente qui d’emblée absorbe l’écoute. Dans une continuité naturelle, la première des seize variations s’enchaîne dans la même figure de choral, sans rupture. L’espressivo suivant, Poco più mosso, introduit une figure rythmique typiquement schumanienne dans la main gauche, ici discrètement ductile. Le thème se reconnait encore dans le chemin d’accords en triolets de la troisième variation, à l’aigu désolé sinon vertigineux, articulé quasi improvisando. Après que la mélancolie a fait place à l’inquiétude dans la quatrième, ici délicatement ciselée, l’Allegro capriccioso se fait cinglant, mais sans spectacle aucun, livrant à peine plus d’énergie dans la virtuosité de la sixième. Sinistre grisaille de l’Andante, chant vibratile de la huitième, dans une pédalisation asphyxiante comme une noyade, et soudain Schnell en flots galopants, modulé en si mineur. Dans le triste Lied central (Poco adagio), savamment conçu en un ré majeur paradoxal, l’interprète marie un phrasé rigoureux à une exquise articulation sans oser le lyrisme, tenant le passage dans une pudeur sensible. Dans une harmonie hésitante, la onzième semble judicieusement moins animato que son indication, ce qui en fait une transition vers l’Allegretto poco scherzando qui renoue avec la tonalité générale et l’intranquillité, ineffable, jusqu’aux vaguelettes qui fiévreusement s’échouent dans la treizième. À l’élégie ouatée de l’Andante, résolument brahmsien, cette fois, succède le rubato perpétuel, pour ainsi dire, du Poco adagio dontTrpčeski révèle subtilement la nature bicéphale (ballade et Lied). L’Adagio final (n°16) rend hommage aux effacements de Schumann, choral disloqué à la manière de l’aphoristique récitatif des Kinderszenen Op.15, par exemple (Der Dichter spricht) ; le voilà donné en un état d’exsanguination qui laisse pantois.

Restons dans les mêmes années avec trois des neuf valses-caprices à constituer les Soirées de Vienne que Ferenc Liszt composait entre 1846 et 1852, à partir de pages signées Schubert. Moderato cantabile con affetto s’impose avec un charme inouï, dans une rondeur caressante où même les traits indiqués forte demeurent enveloppants, chaleureux, avec cette densité particulière à l’artiste qui peut rendre doucement fort, pour ainsi dire. Et la ronde sempre dolcissimo de prendre des airs d’énigme pastorale, délicieux, vertement bousculés par le pas de fête populaire. Le lyrisme s’affirme pleinement au retour du thème. Notre pianiste soumet chaque reprise à un savant travail de nuance, fort inventif. L’Allegro spiritoso (n°7) tournoyant bénéficie d’une approche pleine d’esprit, tout à son affaire dans l’Allegretto malinconico, laissant poindre une véhémence presque opératique dans l’amorosamente. Après la majeur, la mineur, avec la sixième soirée, Liszt fronçant un sourcil démoniaque dès l’abord de cet Allegro strepitoso échevelé. Le musicien glisse avec une souplesse indicible dans le scherzando, délectable, se jouant ensuite de la gentille patinoire de triolets, leggiero con grazia. Confondant de maîtrise dans ces moments virtuoses, encore est-ce dans une tendresse facétieuse qu’il conclut l’interprétation.

Partons au pays des merveilles… ou plutôt des histoires à dormir debout, avec Modeste Moussorgski et Sergueï Prokofiev. De ce dernier, nous entendons Contes de la vieille grand-mère, recueil de quatre courtes pièces écrit en 1918 et créé par l’auteur lui-même l’année suivante, à New York où il vivait alors. « Il paraît inconcevable que d’aussi charmantes compositions, si typiquement patriarcales et fleurant le bon vieux temps russe aient pu être écrites dans la villes des affaires et des gratte-ciels », écrirait Israïl Nestiev – cité par Michel Dorigné (Serge Prokofiev, Fayard, 1994)–, son principal biographe en URSS – par bonheur, le temps n’est plus à ces redoutables chamailleries. Dès le Moderato, Simon Trpčeski nous raconte quelque chose à travers cette marche mystérieuse qu’il sert d’un jeu amusé, presque enfant, dont la ciselure raffinée entretient le climat de légende auquel la mélodie qu’entonne l’Andantino ne déroge pas. Une narration paysagiste distingue la troisième page, Andante assai dont un gruppetto obstiné contrarie la marche liminaire. Quelque chose de lointainement épique en traverse le cœur. Sostenuto surprend par une secrète complexité formelle qui avance un créateur de vingt-six ans vers ce qu’il engendrerait à sa future maturité.

En 1867, inspiré par un publication de Matveï Khotinski sur la sorcellerie, Moussorgski compose Une nuit sur le mont chauve, célèbre poème symphonique que l’on entend trop rarement dans sa première version : en effet, Nikolaï Rimski-Korsakov en refit l’orchestration en 1885, six ans après la disparition de son confrère, en éludant tout ce que l’original arborait de sauvagerie [lire notre chronique du 26 janvier 2017]. En 1924, Konstantin Chernov (1865-1937) en réalisait une adaptation pour piano seul, à partir de la mouture polie de Rimski-Korsakov. Sous les doigts de Trpčeski, le sabbat de la Saint-Jean bat son plein, voletant dans la nuit, le feu, le souffle du démon en une vigoureuse bacchanale qui transporte vers les couleurs de Bilibine plutôt que de Vroubel.

De retour au pays natal, Prokofiev découvre un monde nouveau qui ne lui sera guère favorable. Fini, les contes : en mai 1942, la réalité a dépassé en horreur les fictions les plus terribles. À partir de 1939, il écrit trois sonates de guerre à Kislovodsk, station thermale située au sud du territoire, entre Caspienne et Mer Noire, aux confins de la Géorgie. C’est également dans ce coin de paradis éloigné des batailles qu’il compose sa Sonate en si bémol majeur Op.83 n°7 que Sviatoslav Richter, alors âgé de vingt-huit ans, créera le 18 janvier 1943, à Moscou. À l’encontre de tout ce qu’on perçut de lui depuis le début du récital, Trpčeski sculpte des contrastes abruptes dans l’Allegro inquieto qu’il prend d’un pas fringant, dans une couleur farouche. Une mélopée au chromatisme ambigu prend le relais de la scansion, dans une errance affligeante. En circonscrivant la sonorité, le musicien entend rester dans le piano, loin d’une extrapolation orchestrale : c’est précisément tout ce qui fait le muscle de son intense exécution. Entre valse et menuet, l’Andante caloroso prend un jour chatoyant, sous ses atours un brin nauséeux que la frappe rend moelleux à souhait. L‘élévation du chant submerge bientôt l’auditoire. L’ultime épisode s’apparente aux années constructivistes, mécanique infernale enserrée dans une métrique perverse, où pointe des accents de plus en plus violents. Quelle terreur !

Généreux, Simon Trpčeski emprunte deux bis à Prokofiev et le troisième à Brahms dont il offre la quinzième des Valses Op.39 de 1865, véritable carte de visite de ce cahier, dans cette amabilité personnelle qui fit la singularité de la première partie du concert. Un grand musicien, assurément !

BB