Chroniques

par bertrand bolognesi

rencontre des ensembles Cairn et Argento
Bedrossian, Combier, Delhomme, Galante, Magescas, Pesson et Young

La marbrerie, Montreuil
- 20 novembre 2017
L'excellente Elissa Cassini joue "Conditions de lumière" de Jérôme Combier
© dr

Lorsque se rencontrent deux ensembles instrumentaux spécialisés dans la musique de leur temps et nés sur d’autres continents, il est assez fréquent que s’ensuive une collaboration sous forme de tournée d’un programme. Ainsi Argento, de New-York, et Cairn, désormais d’Orléans, ont-ils parcouru, en mêlant leurs forces vives, plusieurs cités étasuniennes. Ils se retrouvent ce soir sur la scène de l’informelle Marbrerie, pour un concert au long court.

Imaginé à partir d’un décalage savamment calculé des motifs rythmiques, démultiplication du procédé du canon sur une échelle minimale qui manipule adroitement l’écoute, rencontrée dans les Études pour piano de Ligeti,Camouflage – le titre est bien trouvé – fut écrit cette année par Michel Galante. Il réunit deux violons, l’alto, le violoncelle, flûte, clarinette, trompette, accordéon, guitare électrique et piano à deux percussionnistes, face au compositeur lui-même, fondateur et patron d’Argento depuis près de dix-sept ans. Si la facture répétitive est un leurre, le charme hypnotique rappelle la musique africaine, en apparence toujours la même. Dans une suspension du caquetage général, le surgissement d’un accord de guitare électrique à quatre reprises forme un creux contrasté dans l’articulation de ces huit minutes fort toniques. À partir de là, tandis que certains instruments se gardaient de la brillante mécanique (flûte, cordes, accordéon), les voilà tous absorbés par le système, jusqu’à un arrêt important (trois ou quatre mesures), silence tendu avant un bref postlude qui met l’outil en danger sans le disloquer pourtant. De Galante, l’on découvre ensuite Flicker, ouvert par une oscillation dolce, imperturbable, de la clarinette – excellente Carol McGonnell, dans ce motif qui ne permet absolument pas de respirer et dont elle gère de façon exemplaire le souffle continu. Au piano, Caroline Cren égraine une cantilène avortée. À cette page s’enchaîne le premier film de la soirée.

En effet, Jérôme Combier, directeur artistique de Cairn et professeur en création sonore et musicale à l’École Nationale Supérieure des Arts de Paris Val-de-Seine, a convié deux élèves à s’exprimer sur des court-métrages muets, à vertu documentaire. D’Octave Magescas nous abordons le travail pour Les halles centrales (1927), bobine du Russe Boris Kaufman (1897-1980), plus connu en tant que directeur de la photographie pour Elia Kazan (Splendor in the Grass, 1961 ; Baby Doll, 1956 ; On the Waterfront,1954, etc.) – avec Jean Vigo, il signait À propos de Nice en 1930 [lire notre chronique du 5 novembre 2005]. Émouvantes, ces images de chevaux attelés après l’impressionnante livraison de quartiers de bœuf et de carcasses de porc – tout ce qu’aujourd’hui l’on ne montre plus, dans une société qui livre n’importe quoi à une dévoration aveugle – et d’un moment convivial autour d’un verre, au bistrot du coin.

Le 22 mars 2015, au Printemps des arts de Monte-Carlo, Guillaume Bourgogne créait Carmagnole à la tête de Cairn, une commande de ce festival à Gérard Pesson. Huit musiciens (violon, alto, violoncelle, guitare, flûte, clarinette, piano et percussion) sont à l’œuvre dans une longue évocation de danses anciennes, assez chichiteuse, il faut bien l’avouer. Conçu en 2013 pour flûte et alto par la jeune compositrice (et violoniste) new-yorkaise Nina C. Young (né en 1984), L’heure bleue est ici joué par Emi Ferguson et Ken Hamao. Un souffle commun anime les deux instruments, une inflexion venue de chacun qui crée un troisième, selon la dynamique triangulaire du couple (toi, moi, nous), jusqu’à l’enthousiasme volubile. Autre opus court au menu, Innersonic pour accordéon et guitare électrique de Franck Bedrossian (2012) conjugue des clusters réaliséspar une règle sur les cordes à des sons vitrés, du spectaculaire au plus délicat (le son des ongles passés sur les plis du soufflet, etc.). On retrouve avec avantage Fanny Vicens [lire notre critique du CD] en compagnie de Christelle Séry, énergiquement engagées dans l’extraordinaire frénésie du dernier moment.

Dans un écho de machines marines commence la projection de Visions de New-York, un documentaire de 1927, hymne au gigantisme urbain signé René Moreau, spécialiste du genre reportage de voyage (À travers le Tyrol, 1921 ; Dans le Finistère, 1922 ; Biskra et El-Kantara, 1922 ; À la conquête des cimes, 1925 ; Quimperlé, 1927 ; Fétichisme, 1928 ; Au cœur du Pacifique, 1934 ; Le vieux Montmartre, 1936 ; etc.). Maï Delhomme a su inventer un rythme prégnant à son apport sonore, traversé de nombreux figuralismes qui n’envahissent cependant pas la démarche artistique globale.

La soirée est conclue par Conditions de lumière (New-York concerto) de Jérôme Combier (2017) – après Petite obscurité (pour flûte, clarinette, guitare, alto et violoncelle, 2002), Voix d'ombres (2003), Respirer l'ombre (2005), Heurter la lumière encore (pour guitare, piano et percussions, 2005) et Dawnlight (2015), la lumière est décidément au cœur de l’inspiration du compositeur. Lors du cycle Le Louvre invite Pierre Boulez, en novembre 2008, avait été créé son Anima Foglia pour violon seul [lire notre chronique du 19 septembre 2010]. C’est à partir de cette pièce que fut édifié le présent concerto, commande groupée de la Koussevitzky Music Foundation, de Library of Congress et d’Argento. Autour de l’instrument soliste, il convoque clarinette, trompette, accordéon, guitare électrique, percussions, piano, violon, alto et violoncelle. Il « emprunte lointainement à L’arbre des songes de Dutilleux mais […] plus lointainement encore [au concerto] de Berg – son écriture serrée à la fois harmonique et contrapuntique, les ascensions et les chutes du violon, les fameuses cordes à vide mises en scène au début de l’ouvrage », précise le musicien (brochure de salle). Doublant certains motifs en microtons, son écriture invite un parfum spectral qu’elle partage avec les œuvres récentes de Philippe Hurel – la comparaison s’arrête là, les deux créateurs se démarquant nettement. La virtuose partie solistique est défendue par sa dédicataire, Elissa Cassini [photo]. En cet archet la vigueur du geste compositionnel et la riche imagination d’une partition variée près de vingt minutes durant rencontrent un champion à leur mesure. On est surpris par l’apparition du lyrisme, en des temps où l’expressivité fait peur à bien des auteurs.

BB