Chroniques

par bertrand bolognesi

Riccardo Muti dirige les Wiener Philharmoniker
Buratto, Kolosova, Kwaśnikowski, Spyres et Stoïanova

Symphonie Op.61 n°2 de Schumann – Messe D.950 n°6 de Schubert
Salzburger Festspiele / Großes Festspielhaus, Salzbourg
- 15 août 2018
au Festival de Salzbourg 2018, Riccardo Muti joue la Messe D.950 de Schubert
© marco borrelli | salzburger festspiele

Retour à la Großes Festspielhaus pour le concert des Wiener Philharmoniker, donné à 11h sous la direction de maestro Muti qui a élu, une nouvelle fois, une teneur romantique [lire notre chronique du 16 août 2014]. Conçue entre décembre 1845 et octobre 1846, la Symphonie en ut majeur Op.61 n°2 de Robert Schumannreflète, pour une large part, la première grande crise mélancolique du compositeur, survenue après sa tournée en Russie (de janvier à mai 1844) jalonnée par insomnies, angoisses, idées fixes, etc. De la profonde dépression de l’automne, Schumann se remit lentement, tout au long de l’année suivante : cette œuvre constitue une sorte de convalescence en musique, avec laquelle il jetait un regard sur ces sombres moments. Elle fut créée à Leipzig le 5 novembre 1846, par l’ami Mendelssohn à la tête du Gewandhausorchester.

Riccardo Muti en ouvre le Sostenuto assai dans une douceur noble, s’appuyant sur la soie spécifique des cordes de la formation viennoise, le velours de ses flûtes, mais encore une certaine hauteur de vue qui, par une fluidité fascinante, affranchit l’écoute de la notion de pulsation. La naissance du mouvement proprement dit, Un poco più vivace, est conduite dans une accentuation à l’aura particulière. L’enthousiasme instable de l’Allegro est traversé d’élans tempêtueux qui, pour sainement malmener le confort de l’auditeur en transmettant le malaise névrotique du musicien, n’en respectent pas moins la rigueur d’une exécution pondérée. Con fuoco – et le crescendo de s’effectuer imperceptiblement, jusqu’à complète affirmation.

Avec cette élégance qu’on lui connaît, le chef italien entame, quasiment mezza di voce, la ronde obstinée du Scherzo. Si l’exaltation se déclare plus évidente lors de la réexposition, la lecture du deuxième mouvement frappe par sa dynamique extrêmement travaillée. Le Trio n’en disconvient pas, où les bois – notamment d’excellents bassons – chantent sur le suave contrepoint des cordes. Le passage s’épuise en un rubato délicat, avant la reprise fougueuse du motif initial, dans un bondissement sévère. La gravité de l’interprétation habite la sveltesse de la Coda, dans cette distinction personnelle qui imprimait sa dignité aux premiers pas de la symphonie, par-delà ses fureurs beethovéniennes.

Muti amorce l’introspection de l’Adagio dans une inflexion désolée. Il en ouvre la confession qu’il maintient livrée, comme béant sous la pression d’une tempe sans concession. Offert, le climat n’a rien à démontrer : ainsi son mal-être peut-il être cliniquement observé – prenez garde à la contagion… La fugue s’ensuit avec une discrétion presque timide, creuse sensiblement son lit où s’invite peu à peu un lyrisme réconcilié. La retenue de la nuance soutient une mélodie dont la sérénité de surface regarde de fort près un souvenir souffrant que ne cicatrise point le souple grupetto final des cordes graves, si caressant. Le dernier chapitre, Allegro molto vivace, avance inexorablement dans des volutes un rien marcato, très vocales. L’équilibre organistique des bois de la deuxième partie est vertement bafoué par d’ardents inserts nerveux, ici somptueusement révélés, que ne contredisent ni la frénésie du climax ni la jubilation désespérée du final.

Vers midi et quart le public regagne la salle pour la seconde partie du programme, consacrée à la Missa solemnis en mi bémol majeur D.950 n°6 de Franz Schubert. Achevée en juillet 1828, cette messe répondait à une commande du chef de chœur de l’Alserkirche de Vienne – le 29 mars 1827, Schubert suivait le cortège aux funérailles de Beethoven – où elle fut créée le 4 octobre de l’année suivante, sous la battue de Ferdinand, le frère aîné du compositeur qui avait pris soin de ses derniers instants, lui faisant jouer un Requiem en sol mineur écrit pour lui, le 3 novembre 1828, seize jours avant qu’il rendît l’âme. Les voix de la Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, dirigées par Ernst Raffelsberger, lancent le Kyrie où l’on perçoit une influence classique plutôt que romantique. Le dessin de la séquence est rehaussé avec raffinement par les cors. Le flamboyant Gloria fait son effet, fulgurant Allegro moderato e maestoso qui, fervent, entre héroïsme et dévotion. À l’onctuosité de « propter magnam gloriam tuam » s’enchaîne un Domine Deus âprement funèbre, tragique, introduit par des cuivres martiaux, farouches. On admire la tendresse chorale de « misererenobis ». La franche affirmation du Gloria est brièvement de retour pour Quoniam tu solus Sanctus, puis survient la majestueuse fugue, Cum Sancto Spiritu que sculpte souverainement Riccardo Muti.

Avec la troisième séquence les solistes font leur entrée.
Au chœur revient le doux Credo, bientôt fermement architecturé, non dépourvu d’une certaine puissance dramatique, désormais romantique, que souligne la présente interprétation. Et incarnatus est, la plus fameuse des pages sacrées de Schubert, bénéficie de cordes moelleuses, rond cantabile où se pose le ténor clair et facile de Michael Spyres auquel s’ajoute vite celui de Maciej Kwaśnikowski, à même niveau de registre, le premier décollant alors vers l’aigu où le rejoint le soprano Krassimira Stoïanova, selon un superbe entrelacs. Et la chanteuse de déployer une couleur nouvelle qui place l’exécution dans une dimension plus épicée – osons dire opératique. À l’inquiet Crucifixus choral succède un Et resurrexit sombre, dument fugué à sa reprise, jusqu’en ses chromatismes dolents. Recueilli, Sanctus s’élève comme le soleil du matin, magnifié par les éminents ressorts expressifs du chœur viennois. Un air de parenté avec Et incarnatus est caractérise le gracieux quatuor du Benedictus où le mezzo-soprano Alisa Kolosova et la basse Gianluca Buratto retrouvent Stoïanova et Spyres (le deuxième ténor n’interviendra plus). L’équilibre des voix solistes favorise un rendu idéal. Dru, l’ultime Agnus Dei s’impose, convaincu jusqu’au raboteux. Si les fugues précédentes regardaient Händel via Beethoven, c’est le souvenir de Bach qui construit cette séquence où solistes, grand chœur et orchestre conjuguent efforts et qualités dans la prière. Un ton serein est de retour pour Dona nobis pacem, bien qu’encore hanté par la sévérité du sacrifice.

Une journée qui commence bien !

BB