Chroniques

par bertrand bolognesi

Robin Ticciati dirige l’Orchestre national de France
Camilla Tilling chante la Symphonie n°4 de Gustav Mahler

Toshio Hosokawa | Aeolus–Re-turning III (création française)
Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 7 janvier 2015
le jeune che Robin Ticciati dirige l'Orchestre national de France : beau concert
© dr

Dans leur nouvel auditorium, inauguré il y a quelques semaines, les musiciens de l’Orchestre national de France font connaissance avec un chef d’une trentaine d’années qui d’emblée semble se démarquer d’une tendance de nos jeunes baguettes à vendre de fringantes vitrines sonores, pour ainsi dire. Rien de tel ce soir, où nous goûtons des interprétations concentrées, pensées, respirées et toujours fort claires. Il faut saluer au passage l’outil acoustique qu’offre désormais Radio France à ses orchestres, une salle qui forcément en modifiera l’identité. Ici, les timbres sont remarquablement distribués (jusqu’à laisser percevoir le muscle d’un pizz’, par exemple) sans entraver le liant du tutti, confortable et généreux – un bonheur.

Né à Londres dans une famille d’origine italienne, Robin Ticciati fut remarqué dès l’âge de quinze ans par Colin Davies et Simon Rattle qui l’orientèrent vers la direction. Depuis cinq ans, il est de plus en plus présent sur la scène internationale et vient d’être nommé directeur musical du prestigieux Glyndebourne Festival. Le grand jeune homme fait son entrée avec Mathieu Gallet, le président de Radio France introduisant le concert d’un discours de circonstance, en ce triste 7 janvier 2015. La liberté de la presse fut attaquée, dix journalistes en périrent aujourd’hui même… le climat de cette soirée est tendu, sombre même ; à fleur de peau, l’émotion envahit l’évocation de la rédaction de Charlie Hebdo et des victimes, en particulier de Bernard Maris qui chaque vendredi animait Le débat économique sur France Inter. Le concert lui est donc dédié, devant des balcons relativement déserts, le public choqué ayant visiblement préféré ne prendre aucun risque après un tel mercredi.

Lohengrin, pour commencer, avec le Vorspiel du premier acte. Robin Ticciati le fait apparaître d’un secret hors-champs, en grande tendresse. Sans escamoter l’emphase, il s’en préserve, maintenant sa lecture dans un ambitus réduit et la menant dans un geste plutôt simple, d’une indicible candeur – en cela, nous sommes bien dans l’opéra de Wagner. Pour le Scottish Chamber Orchestra dont il est le « patron » depuis 2009, il commandait récemment une nouvelle œuvre à Toshio Hosokawa. Après avoir associé une première fois la harpe à l’orchestre dans Re-turning (2001), le compositeur dédiait son Aeolus–Re-turning III (il existe un Re-turning II pour harpe seule) à son commanditaire qui le créait à l’automne dernier, à Édimbourg (Naoko Yoshino tenait la partie soliste). Bien qu’indiquée « pour harpe et orchestre de chambre », c’est dans une extension au format symphonique que nous la découvrons ce soir, en première française.

Au grand complet, les cordes confèrent aux attaques une profondeur dont Robin Ticciati fait apprécier l’étonnant moelleux. Nous retrouvons Xavier de Maistre dans un rôle de harpe un rien solitaire dont l’écriture paraît conçue en fragments de récitatifs, rehaussés tour à tour d’un accompagnato fluide et nerveux ou d’énigmatiques pédales de cordes, accords déjouant le temps dans une méditation active. Ce concerto – car nous sommes bien dans ce modèle, à l’instar de Voyage IX « Awaikening » [lire notre chronique du 12 mai 2012], ce que confirme l’existence d’une cadence soliste, juste avant la conclusion – travaille ses couleurs, mariant les traditions par une articulation parfois venue du koto. Le parfum général rappellera par moments certaines pages de Takemitsu (les flûtes, bien sûr !), n’étaient des effets de textures plus proches de notre aujourd’hui (post-lachenmaniens, pourrait-on dire) où souffles et frottements infimes se font l’aura des trilles harpistiques. La brève section finale en dépose le πνεῦμα dans une incontrôlable hystérésis aux cliquetis sibyllins.

Après un entracte plus bref que d’accoutumé, nous entendons la Symphonie en sol majeur n°4 de Gustav Mahler comme jamais il nous le fut donné, c’est-à-dire dans une douceur de caresse échappant complétement au dictat de la pulsation. L’élasticité du tempo surprend dès le Bedächtig initial, ralentissant sans affectation les traits de bois. Copieux, l’appui sur les cordes graves n’arbore toutefois rien d’épais et pas plus de cette robustesse trop dirigée, humaine seulement – cette baguette propulse l’exécution plus haut, assurément. Les instrumentistes de l’ONF lui donnent beaucoup, offrant au Kühreihen une fraicheur irrésistible puis une propice tonicité au thème qui en dérive, bientôt éclairé d’une ombre sang-dragon. Jamais cru, le contraste impose des FF où tout se laisse entendre, jusqu’à un final sans excitation superfétatoire.

Gérant parfaitement la bigarrure typique de l’écriture mahlérienne qu’il manipule en se gardant bien des écueils souvent vulgaires qui marquent d’autres lectures, Ticciati donne un deuxième mouvement sans crème ni sucre, libérant un souffle aussi discret qu’il est prégnant. À l’opiniâtreté à juste titre un peu aigre du trait de premier violon répondent des trompettes obstinées et des flûtes presque féroces. Dans un gel contemplatif inattendu survient un Ruhevoll infiniment recueilli, dans la houaiche qu’Aeolus dessinait tout à l’heure. L’épisode s’inscrit dans un hiératisme interrogatif dont l’élan, toujours gracieux, se circonscrit paisiblement – osons parler de bonté, dans cet enlacement du son qui échappe à la description. La gravité n’en est certes pas exclue, invitant cette himmlische Leben que Camilla Tilling sert d’un soprano présent, loin de toute option trop « classique » ou éthérée : à l’invocation des saints elle réserve la pureté de l’incise aiguë, proprement lunaire.

Voilà une Quatrième comme en avait besoin ce terrible 7 janvier 2015.

BB