Chroniques

par bertrand bolognesi

Salome | Salomé
opéra de Richard Strauss

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 8 septembre 2011
Elisa Haberer photographie Salomé (Angela Denoke) à Paris
© elisa haberer | opéra national de paris

C’est avec deux productions anciennes que s’ouvre la nouvelle saison de l’Opéra national de Paris, honneur partagé par La clemenza di Tito (dont c’est la répétition générale dans l’autre maison de la maison, en cet instant même) de Willy Decker et la Salome qu’André Engel signait en 1994 – reprise deux ans plus tard pour finalement laisser place à la vision de Lev Dodin, maintes fois remontrée depuis [lire nos chroniques du 27 septembre 2006 et du 7 novembre 2009].

Dans la judicieuse surchauffe noirâtre du décor de Nicky Rieti, un seul être avance vers la lumière, si contestable en soit la lueur : Salomé, que la mise en scène révèle innocente, plus en proie à l’amour véritable qu’aux travers habituellement entendus. Voilà qui déroutera le spectateur venu admirer la sexualité bestiale de l’adolescente sanguinaire ; rien de tout cela, ce soir : Salomé est une petite sauvage qui ignore ce que son sentiment pourrait avoir de trouble. Elle n’est pas non plus sous l’emprise d’une pulsion unique : c’est bel et bien d’amour qu’elle nous parle – et merveilleusement –, dans une conception du personnage qui le sauve. De même la relation à son beau-père ne se limite-t-elle pas ici à la caricature convenue, à savoir la gamine vicieuse qui s’entend diaboliquement à jobarder la lubricité du vieillard : c’est au delà du préjugé qu’elle se place, jusqu’à la danse, moins solo accordé au voyeur potentiel qu’invitation à la valse (pour commencer). N’est-ce pas à cause de cette scandaleuse carence de la conscience du crime que tous voilent leurs regards lorsque la princesse surgit ? Par elle arrive le malheur (à l’idée duquel Hérode lui-même tremble continuellement), car elle ne sait qu’aller plus loin toujours, sans morale, libre et belle, d’une beauté coupable par nature, pour ainsi dire, dévoreuse sans le vouloir, irrésistible triboulet de toutes les œillères.

Pour ne s’adonner point aux contorsions en vogue – tant de metteurs en scène s’ingénient à se positionner qu’ils cultivent de rassurantes distances avec les œuvres au point de les laisser pour compte derrière de réfrigérantes forteresses – ni se débattre dans un aggiornamento plus ou moins heureux (quand il n’est pas gentiment décoratif, au fond), la proposition d’André Engel n’en dépasse pas moins la littéralité, et s’affirme à plus d’un titre. Ainsi de l’héroïne évoquée plus haut, des yeux bandés, mais encore des ratiocinages patrologiques qu’elle laisse faire rire par eux-mêmes sans les appuyer, du saisissant suicide de Narraboth, sans voile ni fards, comme un don de soi, d’un Tétrarque auquel est épargnée l’infamante uropodie désormais traditionnelle, enfin de la mort de la jeune fille, symboliquement confiée au Page (qui partage avec le souverain la peur d’un malheur imminent) vraisemblablement amoureux de son capitaine syrien sacrifié à la brûlure scopique d’un Iokanaan qui pourtant s’y refuse – allons plus loin : peut-être le prophète et Salomé sont-ils francs cousins d’absolu ? Il semble bien que cette production se tienne en sa logique, « innocente » elle aussi, et sache ahurir de toute autre manière que d’attendues.

Déjà la lumière (André Diot) est née lorsque la clarinette, sensuelle plus que mystérieuse, lève le rideau de cette Salome somptueusement musicale. La fosse est conduite par un Pinchas Steinberg orfèvre qui initie l’exécution dans une folle tendresse, scellant d’autant plus aisément les chaos à venir. À ce départ d’amoureuse sonorité répond bientôt l’indicible onctuosité des cordes (« Wie gut ist’s, in den Mond zu sehn… ») sur les premiers pas de Salomé. Main dans la main avec la conception scénique, le chef distille une interprétation à la moire puissante, dans un halo confortable et souple où les moments les plus tendus, les plus brutales incises jamais n’accusent quelque siccité que ce soit, sans pour autant paraffiner trop le ravissement de l’expressivité.

Et lorsqu’on aura dit l’excellence de la distribution !...
Parmi pléthore de rôles secondaires, on retrouve le grain presque intrusif de Gregory Reinhart en Premier Soldat, et l’on remarque particulièrement le Second Soldat, rondement projeté, d’Ugo Rabec, la ligne soignée du Cappadocien de Thomas Dear, l’élégante fermeté de Damien Pass en Second Nazaréen et l’impact imposant de Dietmar Kerschbaum en Premier Juif. Quant aux cinq acteurs du drame, ils ne peuvent que satisfaire l’écoute tant ils servent remarquablement l’œuvre. Ainsi du Page d’Isabelle Druet, fébrilement investie dans une admiration vibrante, pour ce qui est de la scène, et qui affirme une saine homogénéité de la couleur comme de l’impact, quant au chant. Ainsi également du jeune Stanislas de Barbeyrac, Narraboth lumineux, vocalement agile et dramatiquement attachant. Vaillant et nuancé, Stig Andersen campe un Hérode efficace.

On sait une certaine réplique (de l’héroïne) à l’éventuelle force assassine : celle qui décrit la voix du prophète, voix que l’on vient d’entendre, de sorte qu’a posteriori le livret peut décrédibiliser l’incarnation, sauf à considérer que la princesse l’écouta d’une oreille que dominait le fantasme. Ce n’est pas le cas, ce soir. Bien au contraire, l’impact impressionnant de Juha Uusitalo [lire notre chronique du 10 juillet 2010], le cuivre de l’aigu, le bronze du grave, la puissance et la nuance (« Er ist in eineme Nachen auf dem See von Galiläa… », par exemple), l’égalité du phrasé, doublés d’une stature proprement écrasante, livrent un Iokanaan d’immense autorité.

« Nein, der Mond ist wie der Mond, das ist alles », proclame-t-elle ! À cette Hérodiade objective à laquelle nul n’en ferait accroire – qui, réfutant les alanguissements des uns et des autres, loupe de peu la transcendance kantienne (n’était son plaisir à savoir bientôt tranché le chef de qui l’insulte) –, Doris Soffel offre un instrument opulent dont elle use avec superbe. Quel timbre, quel format, quel espace, quelle présence et quel charisme ! Jusqu’aux « coups de gueule » qui laissent leur écho comme rarement (dans une acoustique qui ne s’en soucie pourtant guère).

Enfin, Angela Denoke prête à Salomé cette enivrante épaisseur du grave révélée dernièrement en Kundry [lire notre chronique du 14 avril 2011]. Outre une souplesse vocale médusante, elle avance dans le rôle sans surjeu – seul, peut-être, « Er ist schrecklich » est-il de gamine devant le grand ours du cirque –, même lorsqu’il s’agit de séduire, accordant une confiance non pas docile mais complice à la partition.

BB