Chroniques

par bertrand bolognesi

Salome | Salomé
opéra de Richard Strauss

Staatsoper, Stuttgart
- 6 juillet 2019
Reprise réussie de la Salome de Kirill Serebrennikov, à Stuttgart
© a. t. schaefer

Le 22 novembre 2015, lorsqu’a lieu la première de la nouvelle production de Salome à l’Opéra de Stuttgart, Kirill Serebrennikov n’est pas encore inquiété par la justice russe. Le metteur en scène et cinéaste a ouvert à Moscou, deux ans et demi plus tôt, le Centre Gogol. Depuis, l’instruction judiciaire dont il fait l’objet, concernant une affaire de détournement de fonds publics où d’aucuns ont vu la persécution par l’État d’un esprit subversif, a mis brutalement sous les projecteurs cet artiste, pour les mauvaises raisons – on préfère Le disciple, un film qui ne laissa indifférent personne de ceux qui le virent et que la critique française a salué positivement (Ученик, 2016). Saurons-nous un jour si Serebrennikov est coupable des actes dont on l’accuse et qui lui valent d’être assigné à résidence dans la capitale russe ? Rien n’est moins sûr… Ce soir, le fort beau théâtre de Max Littmann reprend sa Salome (quatre représentations), ce qui, pour les nombreux artistes qui prennent parti en faveur de son innocence dans une machination politique, peut être entendu comme un soutien au metteur en scène ; plus calmement, l’on peut aussi considérer que l’intérêt indéniable de cette production invite l’institution à l’exploiter dans sa programmation de répertoire.

À la tête du Staatsorchester Stuttgart dont s’impose d’emblée la belle santé, Roland Kluttig signe une lecture flamboyante de l’acte de Strauss, dynamisée par un copieux appui sur les contrastes. Profitant de l’excellence des instrumentistes, le chef s’ingénie à transmettre avant tout la teneur passionnelle et principalement trouble que véhicule la musique, au service du drame biblique d’Oscar Wilde. Ainsi son interprétation emporte-t-elle l’écoute dans le fleuve rouge et noir d’un érotisme macabre, en parfait accord avec la proposition scénique.

Le plateau vocal ici réuni se révèle plutôt satisfaisant. Dans les rôles secondaires, on apprécie le Cappadocien vaillant et avantageusement timbré de Jasper Leever, le baryton robuste de Paweł Konik en Soldat et la basse assurée de David Steffens [lire notre chronique du Freischütz]. Le Page d’Ida Ränzlöv n’est pas en reste, avec une voix stable et bien projetée. Nous découvrons le ténor très ardent d’Elmar Gilbertsson dans la partie de Narraboth, littéralement propulsé par le désir – voilà une voix qu’il faut suivre. Au chapitre vocal, nous n’aurons qu’une réserve à exprimer : Matthias Klink, dont nous saluons volontiers les prestations remarquables [lire nos chroniques de Dionysos, Death in Venice et Lear], ne paraît pas au mieux de ses capacités en Hérode. En revanche, Maria Riccarda Wesseling mène drument la partie d’Hérodias, d’un instrument toujours plus puissant qui s’épanouit dans la générosité du chant [lire nos chroniques du Balcon et d’Andromaque]. Enfin, nous retrouvons avec grand bonheur le soprano mâle et enveloppant de Simone Schneider dans le rôle-titre ; elle livre une incarnation percutante grâce à un organe idéalement maîtrisé dont elle use avec un art fascinant [lire nos chroniques de Die Walküre et des Vier leztze Lieder].

Quant au prophète, le dispositif imaginé par le metteur en scène russe induit deux agents : un comédien auquel est confié la lourde tâche, dont s’acquitte remarquablement Luis Hergón, d’en animer le corps, et un chanteur, comme il se doit, uniquement concentré sur l’organe de la parole. L’image du baryton-basse est d’abord projetée sur les vitres d’un espace situé à gauche de la scène, sous une mezzanine fermée par un rideau argenté. Josef Wagner prête un timbre subtilement coloré à Jochanaan, parfois un rien couvert par l’enthousiasme du chef [lire nos chroniques du Rake’s Progress, de Neues vom Tage, Christophe Colomb, Così fan tutte, Olympie et Die Zauberflöte].

Ce principe de doublure est le nerf de l’action imaginée par Kirill Serebrennikov (qui signe aussi les costumes), dans le décor de Pierre Jorge Gonzalez. Le palais du Tétrarque a tout d’une villa contemporaine, si ce n’est qu’il est installé dans une sorte de hangar rudement gardienné, qu’on devine anonyme vu de l’extérieur. Un immense téléviseur en limite l’horizon, diffusant les images d’une chaîne d’information que regardent des hommes armés, dans les moments de relâche. Côté cour, les écrans de surveillance vérifiés par Narraboth et le Page. Côté jardin, un escalier qui mène à une mezzanine sous laquelle se laisse deviner un espace vitré – peut-être le fumoir du personnel. Une table de réunion occupe la partie centrale du plateau, tandis qu’une fosse s’ouvre à droite, entre les fauteuils de travail de l’avant-scène et le canapé du fond. Les hommes de main d’Hérode amènent de force un musulman, que l’on reconnaît grâce à sa tenue vestimentaire, et le jettent dans cette cave. Après diverses violences, relatée sur les écrans, on l’attache torse nu sur la table lorsque Salomé veut le voir. Au nom de la lutte contre le terrorisme du courant islamiste, tel qu’en témoignent les images du téléviseur – mises à mort, destruction d’objets d’art par des fanatiques religieux dans un musée, etc. (vidéo d’Ilia Shagalov) –, cet homme est malmené sans vergogne – notons ici l’idée de Sandro Veronesi d’un christianisme des premiers temps qui induisit une sorte de terrorisme doux, pour ainsi dire (Non dirlo. Il Vangelo di Marco, Bompiani, 2015 ; version française de François Rosso, Selon Saint Marc, Grasset, 2017).

La description par Jochanaan des excès en tout genre auxquels s’adonne la famille du Tétrarque trouve un éloquent écho dans ce qui est montré. À l’étage, pendant ces accusations, la reine Hérodias batifole avec un masseur noir. Lors du duel entre le souverain et sa belle-fille, les deux étalons de Madame alternent exercices gymniques et danse, avec une sensualité affirmée. De fait, cette érotisation constante trouve sa clé de voûte dans la danse des sept voiles. Ici, Salomé ne danse pas ; elle attend, boudeuse, la fin d’une danse des rêves donnée par quatre couples de danseuses et danseurs en slip, les matons qui se papouillent et sa mère qui s’ébroue sous les assauts sexuels des masseurs. La volonté de la princesse – la décollation de Jean – pourrait bien véhiculer la volonté de mettre un terme à tout cela. On assiste à l’exécution sur le grand écran qui se brouille à la dernière minute. Les gardiens remontent de la fosse, couverts du sang de la victime. Après avoir chanté, comme une somnambule, son amour pour la tête tranchée, Salomé est abattue dans lachambre des plaisirs. Cette mise en scène pose de nombreuses questions en se gardant judicieusement d’y répondre.

BB