Chroniques

par bertrand bolognesi

Senza sangue | Sans sang, opéra de Péter Eötvös
A kékszakállú herceg vára | Le château de Barbe-Bleue, opéra de Béla Bartók

Opéra Grand Avignon
- 15 mai 2016
création mondiale de Senza sangue, nouvel opéra d'Eötvös, en Avignon (2016)
© cédric delestrade | acm-studio

Il y a quelques années, Raymond Duffaut initialisait un partenariat avec l’Armel Opera Festival. Il s’agit d’une épreuve annuelle ayant lieu à Budapest et à Paris dans le cadre de laquelle concourent cinq productions d’ouvrages lyriques contemporains, provenant de cinq pays. Ainsi le public d’Opéra Grand Avignon put-il découvrir au fil du temps les spectacles lauréats : The secret agent de Michael Dellaira, A death in the family de William Mayer, Laika, the Spacedog de Russell Hepplewhite, enfin Le braci de Marco Tutino, d’après Les braises, roman de Sándor Márai (A gyertyák csonkig égnek, 1942).

Cette fois, l’institution provençale tentera elle-même sa chance en Hongrie à la fin de juin – souhaitons-lui donc bonne chance –, avec ce spectacle* qui unit Le château de Barbe-Bleue de Bartók à la création mondiale du nouvel opéra de Péter Eötvös, livré il y a tout juste un an en version de concert à Cologne. Senza Sangue s’inspire de la seconde partie du bref récit éponyme publié par le romancier piémontais Alessandro Baricco en 2002. Comme à son habitude, Eötvös respecte la langue d’origine : il conçut son œuvre sur un livret que Mari Mezei écrivit pour lui en italien.

Un accord percussif ouvre la représentation. Un tissu orchestral complexe s’édifie d’emblée, au service d’un climat paradoxalement tendu et doux qui déjoue l’identité des timbres par un savant treillage rythmique en continuo. Au cœur de la troisième minute, une cadence à deux reprises transposée vers le grave délimite l’entrée dans l’action dramatique dont ce prélude ciselait les indices impalpables. Une femme vient acheter un billet de transport chez un voyagiste, homme de soixante-douze ans dont elle s’efforce de capter suffisamment l’attention afin qu’il accepte de venir boire un café avec elle. Peu à peu le passé se reconstitue dans le dialogue serré de cet opéra d’environ trois quarts d’heure : jadis, à l’issue d’une guerre dont il ne sera pas dit plus, l’homme fit partie d’un commando qui massacra une famille dans une ferme isolée. Ouvrant une trappe, il aperçut une gamine cachée dans la cave et l’épargna. Déjà vous avez compris : adulte, la rescapée vient le tuer, après avoir tué les deux autres partisans qui avaient cru pouvoir inventer un monde meilleur.

« C’était la guerre !
– La guerre était finie ! Vous avez tué par vengeance.
– Et c’est par vengeance que vous voulez me tuer… »

Il n’en faudra pas plus pour dévoyer un argument relativement banal vers une issue moins attendue : après un âpre duo où se mêlent ressentiment personnel, conditionné par la vendetta familiale, et rhétorique politicienne, la petite fille invite la brute qui par son silence l’a sauvée. Il décline l’offre érotique, « je suis un vieil homme » ; « allons à l’hôtel », insiste-t-elle. Ils y vont. Sans sang, dit le titre… nous n’en saurons pas plus, lorsque l’Orchestre Régional Avignon-Provence, placé sous la battue du compositeur, conclut l’opéra dans un triomphal scherzo tragique.

Deux jeunes voix créent les rôles de ce huis-clos : on découvre Romain Bockler, baryton avantageusement coloré qui dessine adroitement la méandreuse prosodie de l’Uomo, et le mezzo-soprano Albane Carrère, Donna autoritaire dont l’écriture vocale est subtilement fébrile. Il ne faut pas grand’chose à Robert Alföldi pour faire sens : sa mise en scène repose essentiellement sur la relation des protagonistes, dans un dispositif réduit au plus simple – un mur ocre incurvé en haut de plateau, une table et deux chaises, voilà tout. Ainsi signe-t-il un travail salutairement concentré dont on le félicite.

Après l’entracte, retrouvons le même espace (décor d’Emmanuelle Favre), sa délimitation extrême se laissant désormais percevoir comme un cyclo empruntant les tons qu’on lui attribue – Alföldi lui-même se chargeait des lumières de Senza sangue, Philippe Grosperrin signe celles du Château de Barbe-Bleue, dont c’est aujourd’hui la première en Avignon. Le comédien Philippe Murgier convie « Seigneurs et gentes dames » dans le conte, via la traduction française de la partie dévolue au narrateur. Par le costume (Danièle Barraud), comme par ceux des chanteurs, il identifie l’action à un probable Moyen Âge qui demeure volontairement imprécis. Un seul élément rompt à l’avant-scène l’inquiétant indigo du fond : un trône d’austère facture, côté cour. À l’opposé, plus en recul, s’ouvre une trappe d’où sourdent le prince et la nouvelle épouse.

Dans cet écrin, Nadine Duffaut donne vie à Judit et Kékszakállú dont on ne sait qui domine l’autre. La féminine emprise sensuelle est omniprésente, de même qu’une violente menace masculine. L’amour guide la jeune femme dans la connaissance d’une âme plus trouble qu’elle l’imaginait. C’est encore l’amour qui enjoint Barbe-Bleue à se livrer à cette connaissance impérieuse. L’imprégnation sentimentale s’effectue dans la révélation de chaque clé, jusqu’à l’ultime épiphanie. Via une création vidéastique discrète qui éveille l’imaginaire, les suggestions d’Arthur Colignon intègrent idéalement le drame symbolique de Balázs. Il y a deux ans nous applaudissions la Chrysothemis straussienne d’Adrienn Miksch [lire notre chronique du 11 juin 2014] : nous la retrouvons avec plaisir en une flamboyante Judit ! De même l’excellent Károly Szemerédy, vivement salué cet automne à Budapest pour son formidable Salomon dans Die Königin von Saba de Goldmark [lire notre chronique du 5 novembre 2015], incarne-t-il cet après-midi un Barbe-Bleue infiniment musical dont l’envahissante voix vient caresser chaque oreille sans jamais forcer – bravo !

Souvent se pose la question du couplage idéal. On aura vu bien des Château… Lovant Senza sangue [photo] dans le même effectif orchestral convoqué par l’opéra de Bartók, Péter Eötvös réalise ce qui n’avait peut-être pas été rêvé : un préambule à la hauteur du chef-d’œuvre de 1911 dont en fosse il emprunte les teintes, racontant sur scène une autre histoire d’un homme et d’une femme. Heureux dimanche, donc !

BB