Chroniques

par laurent bergnach

Siegfried
opéra de Richard Wagner

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 29 mars 2013
Siegfried, opéra de Richard Wagner
© elisa haberer | opéra national de paris

C’est autour du fils de Siegmund et Sieglinde, « l’homme jeune et beau dans la fraîcheur la plus éclatante de sa force qui est à l’origine de toutes les légendes primitives », que Wagner a d’abord conçu son projet du Ring, avant que Wotan – « le personnage le plus tragique : il a reconnu la faute existentielle et expie l’erreur de la création » (Cosima citant Richard) –, n’y prenne aussi la place que l’on sait. Entre l’achèvement du premier acte de Siegfried (1857) et celui du deuxième (1869), un courrier adressé à Louis II, daté de novembre 1864 et évoquant l’un des nombreux face-à-face du troisième acte à venir, prouve que le temps consacré à mettre en forme Tristan und Isolde (1865) puis Die Meistersinger von Nürnberg (1868) ne lui fait perdre de vue ni son projet de tétralogie ni ses réflexions sur les liens entre création, créateur et créature :

« Wotan, l’incarnation de la toute-puissance de la volonté de vivre, a décidé son propre sacrifice. Il se sent tout puissant à présent car il est plus grand dans le renoncement que dans le désir, et il dit à Erda, la sagesse primitive de la Terre qui jadis lui enseigna la peur de sa propre fin, que désormais aucune angoisse ne peut l’enchaîner, puisqu’à présent il veut sa fin, avec la même volonté dont jadis il désirait la vie. Il sait que sa vie se prolonge en celle de Siegfried. Erda, en sa sagesse, l’ignore. La vie de Wotan se continue dans celle de Siegfried, comme celle de l’artiste dans son œuvre ».

Et l’œuvre sans cesse de renaître… même s’il faut parfois attendre un demi-siècle entre deux productions, comme c’est le cas avec cette Deuxième journée absente de l’Opéra national de Paris entre 1959 et 2010, année où fut découverte celle confiée à Günter Krämer et Philippe Jordan [lire nos chroniques des 13 mars 2010, 31 mai 2010, 1er mars 2011 et 3 juin 2011], reprise en 2013 à l’occasion de l’année Wagner.

On retrouve ce soir les leitmotivs qui parcourent le Ring de l’Allemand (escalier touchant les cintres, plafond-miroir incliné), et l’on continue d’être dubitatif devant l’étalage de bric et de broc que constitue chaque épisode isolé, mêlant kitsch (nains de jardin, forêt de toiles peintes) et clichés de la modernité (tableau noir, ventilateur), mythologie (casques ailés) et sociopolitique (cannabis, mercenaires). Les gags tombent vite à terre, comme la tête tranchée de Mime – soulevant un brouhaha dans la salle, la semaine où notre Ministre de la Justice, au sortir d’un opéra dont le rôle-titre finit sur l’échafaud, est chahutée à Lyon par les nostalgiques d’une société archaïque… Au sein d’un message nébuleux pétri de « déjà vu », une chose bouleverse pourtant : l’allumette jetée par Wotan sur les vestiges du passé.

Incarnant l’immature héros à dreadlocks (déjà vu…) d’un chant souple et lumineux, Torsten Kerl s’avère stable et vaillant, même si la fatigue se fait sentir au final. Wolfgang Ablinger-Sperrhacke offre sonorité et expressivité à Mime, lequel parvient à émouvoir par moments. Échauffé, Egils Silins (Wanderer) passe mieux l’orchestre, jouissant d’un charisme certain. Peter Sidhom (Alberich) manque un peu de chair mais pas de nuances. Basse efficace, Peter Lobert (Fafner) sait émouvoir durant son agonie – il faut dompter un monstre, et non pas le tuer ! Alwyn Mellor (Brünnhilde) est à l’aise dans les attaques délicates autant que musclées. Waldvogel relégué en coulisse, Elena Tsallagova ne démérite pas. Quant à elle, la sombre Qiu Lin Zhang (Erda) soulève notre enthousiasme, de par l’espace de sa voix et son corps de pantin brisé.

D’aucuns ont souligné (reproché) la prudence de lecture, le soin du détail apporté par Philippe Jordan à sa vision du Ring. Pour notre part, nous sommes sensibles à cette belle énergie en retenue, délivrée sans à-coups dans un équilibre aéré, étincelant, entre rondeur et aspérité.

LB