Chroniques

par bertrand bolognesi

Sly, ovvero La leggenda del dormiente risvegliato
Sly ou La légende du dormeur éveillé

opéra d’Emanno Wolf-Ferrari
Shakespeare400+ / Erkel Színház, Budapest
- 29 mai 2016
dans le cadre du festival Shakespeare400+ à Budapest, Sly de Wolf-Ferrari
© zsófia pályi

Certes, l’idée de cet opéra en trois actes vint à Emanno Wolf-Ferrari après avoir pris connaissance de The taming of the shrew, l’une des premières comédies de William Shakespeare, connue en français sous le titre La mégère apprivoisée. Mais il ne s’agit que d’un aiguillon, surgi du Prologue de la pièce britannique, et qui bientôt suscita tout autre chose dans le livret de Joachim Forzano. Si l’univers fantastique volontiers shakespearien est au rendez-vous, de même que la joyeuse et féroce farce qui n’est pas sans rappeler celle concoctée par ses Merry wives of Windsor pour confondre ce pauvre vieux scélérat sympathique de Falstaff, c’est ici pour aboutir au drame.

Outre du principe de cette farce – moquer un gueux en le transportant, durant qu’il cuve son trop plein de vin, dans un château pour lui faire croire au réveil qu’il en est l’heureux maître –, Forzano et Wolf-Ferrari se sont entichés du nom du héros, Sly, en toute innocence semble-t-il, sly s’appliquant outre-Manche à un garçon rusé comme un singe, à un espiègle qui sans doute ne se laisserait guère duper de la sorte. Peu importe : c’est ainsi qu’ils nomment leur personnage et l’ouvrage lui-même. Sly est porté à la scène le 29 décembre 1927, à La Scala (Milan), avec suffisamment de succès pour gagner vite d’autres planches : Turin deux mois plus tard, Hanovre et Dresde à l’automne 1928, Trieste, Naples et Venise (la ville natale du compositeur) en 1929, et ainsi de suite, sans quitter l’Europe. Tôt oublié des théâtres de la péninsule et peu à peu des scènes allemandes, l’œuvre séduit d’autres publics européens (à Riga, Anvers, Budapest, etc.) avant de tomber en désuétude au seuil de la guerre. Sa résurrection date du début des années quatre-vingt (Hanovre). Le Washington National Opera lui offre sa première étasunienne en 1999, le Met’ (New York) s’y attelant trois années plus tard.

Après les comédies Cenerentola (Venise, 1900), I quatro rusteghi (Munich, 1906),Il segreto di Susana (Munich, 1909) et La vedova scaltra (Rome, 1931) [lire nos chroniques du 9 janvier 2016, du 29 février 2008, du 27 janvier 2016 et du 2 mars 2007, enfin du 25 avril 2004], nous découvrons cette tragédie dans une nouvelle coproduction du Théâtre national de Szeged (Szegedi Nemzeti Színház) et de l’Opéra d'État Hongrois (Magyar Állami Operaház), dans le cadre de son festival Shakespeare400+ [lire notre chronique de l’avant-veille]. Si la vis comica sied plutôt bien à Wolf-Ferrari, l’on n’en saurait dire autant du genre seria qu’il entraîne dans une vertigineuse déroute vériste.

Dans un décor assez malléable de Péter Horgas, le metteur en scène Pál Göttinger fait évoluer la généreuse vingtaine de personnages que compte Sly (qui ne convoque le chœur qu’au premier acte, lui préférant des ensembles vocaux, comme au fort intriguant début du troisième, a capella) d’un mouvement généralement lest qui sert parfaitement l’intrigue. Étudiants, vagabonds et soldats se rencontrent dans l’auberge de l’Acte I pour jouer aux dés ou aux cartes et, surtout, boire et boire encore. À la tête de l’Orchestre symphonique de Szeged (Szegedi Szimfonikus Zenekar), Sándor Gyüdi profite dès l’abord des prémisses dramatiques contenues dans la ballade vespérale de la fosse, avec son côté conte noir. « Un furfante, un poeta, un beone, un artista, un disperato, un genio » : ainsi qualifie-t-on Sly (gueux, poète, ivrogne, artiste, désespéré, génie) dont on fête l’arrivée, que l’on cache au Shérif qui le cherche pour l’arrêter et auquel on réclame la Chanson de l’ours, dérisoire morceau de bravoure contant l’histoire d’un ours philosophequi par amour dévore son ourse. Dans cette belle humeur, Sly croise le regard de Dolly, comédienne entretenu par un aristo’, venue là parce qu’elle s’ennuie. « Lion amoureux », se dit le pochtron, à l’issue d’une déclaration amoureuse conclue par un effondrement éthylique. Voilà qui suggère curieuse idée au comte de Westmoreland, protecteur de la belle : déposer Sly endormi dans son château, une blague qui réjouit toute l’assemblée, sauf le vieil ami John Plake dont l’ultime « povero Sly » prédit une fin malheureuse.

L’acte suivant prend les atours d’une aimable loufoquerie. Sly ronfle au lit, les murs du château arborant impressionnante tuyauterie, quand le comte, qui se fait passer pour chambellan, et ses domestiques viennent lui donner la sérénade du réveil. Tandis qu’on avance au héros qu’il a sombré voilà dix ans dans une triste démence dont le voilà soudainement guéri, entrent en scène deux Chinois, un tailleur juif marchant sur sa propre barbe et même un chameau fait de diverses casseroles. On hisse un page que le pauvre chanteur des tavernes confond avec Plake, garant de la vérité et de la raison. Apparaît alors la divine Dolly qu’on prétend son épouse. Voilà que point la vilénie. Nous ne sommes pas loin des intrigues chères à Zemlinsky et Schreker où les puissants bafouent les humbles pour se divertir. Après un sacre de cirque éclate la vérité ; dans une cruelle liesse, l’ivrogne est jeté dehors. Le vin a tourné vinaigre. Au III, on retrouve Sly de l’autre côté du mur, humilié par les serviteurs qui l’abandonnent à son errance. Pourrait-il redevenir l’insouciant fêtard ? Outre la blessure de l’abjecte manipulation, il y a l’amour. Et si Dolly avait été sincère, vraiment ? Il se désillusionne vite et, lorsqu’enfin elle arrive pour fuir avec lui, il a déjà ouvert ses veines.

La production respecte rigoureusement l’œuvre, se permettant seulement une certaine liberté quant aux costumes : Nóra Bujdosó les utilise pour situer l’intrigue dans le temps du compositeur, sauf pour le comte et sa domesticité dont la vêture conjugue perruques, redingotes Louis XV et haut de forme. En cela, le spectacle s’intègre parfaitement dans la facture bigarrée de Sly. Très contrastée et toujours excessive, la verve puccinienne du I croise ce jazz qui, au même moment, fit son entrée dans les pièces de Kurt Weill, à l’aura baroque de la troupe aristocratique. La musique du II s’attache un dessin plus secret, avec la gracieuse danse chambriste de départ qui, sans l’égaler, rappelle Richard Strauss. Voilà qu’un accent de musical exotique souligne la scène du trésor, que la prière de Dolly en sa tour se contente d’un choral d’orgue immédiatement suivi d’un interlude de corrida pour le couronnement du bouffon malgré lui. Pour finir, le III convoque sans hésiter les tire-larmes véristes. Saluons Sándor Gyüdi pour son soin scrupuleux d’une curieuse disparité de styles qui précisément fait le style de ce Wolf-Ferrari-là.

Le plateau vocal n’est pas en reste.
Félicitons le soldat bien campé de Milán Taletovics, le sombre Snare de Kristóf Koczor, le facétieux György Hanczár en Noble français puis Musicien, le timbre charmant d’Éva Kovács en Rosalina, la piquante Aubergiste de Boglárka Laczák et l’impressionnant John Plake d’Antal Cseh, puissant et doux. Les trois rôles principaux sont avantageusement pourvus. Ainsi de Zoltán Kelemen, phrasé agile dans un gosier robuste, au service d’un Westmoreland qui fait autorité, après le Faninal de Strauss [lire notre chronique du 5 juin 2014], de même l’envoûtante Dolly de Krisztina Kónya, au legato si tendre. Dans le rôle-titre on retrouve l’incisif László Boldizsár, vaillant ténor applaudi à Budapest dans Goldmark et Busoni [lire nos chroniques du 5 novembre et du 24 mai 2015].

BB