Chroniques

par david verdier

Steve Five (King different)
opéra multimédia de Roland Auzet

Biennale Musiques en scène / Théâtre de la Renaissance, Oullins
- 15 mars 2014

Steve Jobs, personnage d'opéra ? Depuis longtemps le délirant lyrique s'approprie des sujets hautement improbables, mais rien ne dit que l'ex-patron d'Apple soit moins « opératiquement » correct qu'Anna Nicole Smith [lire notre critique du DVD] et Lolo Ferrari… Le percussionniste et compositeur Roland Auzet joue une carte risquée et ambiguë, dans « son » Théâtre de la Renaissance d'Oullins – théâtre qu'il s'apprête à quitter, dénonçant l'inertie des pouvoirs publics à l'égard des compositeurs (vaste sujet…).

Inspirée d'un livret de Fabrice Melquiot, avec lequel il a déjà créé La nuit les brutes et Aucun homme n'est une île, Steve Five (King different) repose sur l'idée ambitieuse consistant à mettre en regard le drame de Shakespeare (Henri V) et l'inventeur de la Silicon Valley. Sans trop discerner entre biographique et métaphore, la combinaison de départ se révèle étriquée autant qu'alambiquée. À vouloir manger la pomme par les deux bouts et entasser les références, le duo finit par tuer son sujet et transformer l'or en plomb.

La caution shakespearienne ne tient pas la route à superposer le vainqueur d'Azincourt et l'inventeur de la marque à la pomme. On se contentera de relever la question de l'équipement performant dans un contexte de guerre militaro-économico-informatique. Si la pesante cavalerie française avait été décimée par la cadence de tir des archets anglais, le livret ne tient pas compte des aléas – présents chez Shakespeare – qui invoquent notamment le climat humide, transformant le terrain en marécage et rendant inopérant les arbalètes françaises. Des nuages, il en est question dans la notion (nébuleuse pour le non-initié) de cloud contenant la mémoire du monde et auquel se connectent les utilisateurs d'Apple.

Résumons : sous les nuages, la pomme et, dans la pomme… le ver.
L'erreur magistrale est d'avoir fait du cancer de Steve Jobs un personnage éponyme, le seul rôle chanté de cet opéra de chambre. À travers le ténor Michael Slattery, la scénographie de Vincent Gadras livre une caricature de voyou pervers, version Alex dans A Clockwork Orange de Kubrick. Reste à savoir si la charge transgressive fait la valeur d'un opéra et, si tel est le cas, quelle dose imposer au spectateur avant qu'il ne quitte son fauteuil ou ne crie au génie. N'est pas Calixto Bieito qui veut et il y a loin de la coupe aux lèvres à vouloir choquer le bourgeois avec des scènes insoutenables, comme celle ou le Cancer plonge ses mains dans les déjections sanguinolentes de sa victime pour décorer les parois vitrées de la salle de bain en chantant sur un air de Broadway « je dessine ta métastase ». Assis sur son trône, Jobs lui donne la réplique : « vous me faites littéralement c… ». Ce genre de théâtre erratique est d'autant plus critiquable qu’en filigrane l’on décèle de nombreux points de fuite qui l'auraient assurément sorti de son marasme. – par exemple, les extraits véhéments que l'apôtre du capitalisme cool adressait à la foule venue assister au lancement d'un des nouveaux produits de la firme. Dans ces frénésies néo-prophétiques, on entend les délires d'un entrepreneur à la conquête du monde. Le tressage étroit avec le texte shakespearien produit du sens et, dans cette courte éclaircie, il est possible d'apercevoir le potentiel d'un tel sujet.

La musique de Roland Auzet est placée sous le signe de l'hétéroclite et de l'objet trouvé. Rien de fondamentalement neuf dans ces lignes oscillant entre épanchements « jazzeux » et phrases tantôt redondantes ou interrompues. Sous la direction de l'excellent Philippe Forget, un Orchestre de l’Opéra national Lyon (format de poche) joue en fond de scène, tandis qu'un efficace dispositif électronique capte et retransmet les voix parlées avec une dynamique très claire, quelle que soit la position des acteurs sur scène. Thibault Vinçon (Steve Jobs) ne cherche pas à donner plus d'effet que nécessaire à la saisissante ressemblance physique avec son célèbre modèle. Les interventions chantées de Michael Slattery se contorsionnent en mélismes consternants, laissant croire à des improvisations sous acide. Ce cabotinage manque au rappeur Oxmo Puccino (Billy Bud), apparemment hagard et abandonné sur scène, à la recherche de son personnage, comme victime d'un choc électrique. Seul le court épisode en forme de hard-discount « cultureux » électro-rap donnera du sens à sa présence. On signalera la belle cohérence du groupe des madrigalistes issus du Studio de l'Opéra national de Lyon, imposant une présence vivante et une approche fort nuancée du texte.

DV