Chroniques

par hervé könig

Stiffelio
opéra de Giuseppe Verdi

Euskalduna Jauregia, Bilbao
- 24 janvier 2017
à Bilbao, reprise réussie du superbe Stiffelio (Verdi) de Guy Montavon
© enrique moreno esquibel

Quelques opéras de Giuseppe Verdi connaissent moins que d’autres les honneurs de la scène. Où voit-on La battaglia di Legnano, Attila, Oberto, I due Foscari ou Les vêpres sicilienne [lire nos chroniques des 27 mars 2010, 4 mai 2011 et 10 décembre 2016, ainsi que nos critiques des captations de Vérone, de Naples et de Londres] ? Si l’année Verdi (2013) n’a qu’en partie remédié à ce manque, au moins Stiffelio était-il coproduit par le Teatro Regio de Parme et l’Opéra Garnier de Monte-Carlo. Le metteur en scène suisse Guy Montavon, actuel patron du Théatre d’Erfurt, signait une mise en scène d’une grande pertinence, reprise actuellement à Bilbao (ABAO-OLBE), dans le vaste Euskalduna Jauregia où nous entendions hier la Messa da Requiem par un Valery Gergiev particulièrement inspiré [lire notre chronique de la veille].

Le travail de Montavon ne nous lâche pas d’un fil. D’une concentration presque effrayante, il assume complètement l’austérité du milieu sectaire où se déroule l’intrigue adultérine. La rigueur caractérise la scénographie de Francesco Calcagnini, complice idéal d’un metteur en scène s’attelant avant tout à montrer la marginalisation de la communauté religieuse, en dehors de la vraie vie. Le rite n’est pas absent de l’affaire, superstition bourrue qui suspend les galets gris de sa morale dans un univers dépourvu de ciel. Avec ses murs gris, isolés de l’intérieur par des sortes de grand boucliers rectangulaires, et, au centre, l’orgue au buffet minimaliste dont l’armée de tuyaux ressemble à des barreaux, le décor emprisonne les protagonistes. La majesté de la longue table écrase, elle aussi, toute désobéissance, de même que les costumes typiquement anabaptistes des bernois du XVe siècle et des Amish alsaciens du XVIIe et, bien sûr, l’énorme bible de toutes les fausses vérités. En 2017, le propos fait sens, avec tout ce qu’on fait dire à un autre livre dans les dérives fanatiques subies régulièrement par l’Europe… Dans ce puritanisme noir, la blancheur immaculée de la robe de rédemption éblouit autant que la mise pourpre du séducteur.

Autrefois élève de Carlo Maria Giulini et de Gianandrea Noseda, puis assistant d’Antonio Pappano, le jeune maestro Francesco Ivan Ciampa (trente-cinq ans) connaît parfaitement son Verdi, comme l’ont montré ses prestations dans la fosse de Bastille pour La traviata, mais aussi sa direction d’Attila ici-même, il y a quelques années. Son interprétation de Stiffelio ne cherche pas de joliesses flatteuses : au contraire, le chef instille au Bilbao Orkestra Sinfonikoa un ton sévère qui respecte précisément les intentions du compositeur et le rigorisme de la scène. Les élans amoureux viennent contraster ce premier plan de la musique : un lyrisme grave comme le péché perturbe avec génie l’ordre oppressant. Dirigé par Boris Dujin, le Coro de Ópera de Bilbao ne démérite pas.

La qualité du spectacle, telle qu’on la voit grâce à C Major [lire notre critique du DVD], tient au bon niveau du cast ici réuni. Le mois dernier, l’Étasunienne Angela Meade subjuguait en Boleyn à Séville [lire notre chronique du 13 décembre 2016]. Le rôle de Lina est très différent, d’une écriture plus introspective, ce qui n’empêche pas le grand soprano dramatique d’envahir luxueusement la salle, invitant le mélomane au cœur du sentiment. La rondeur du timbre, l’émission facile, la projection généreuse des voyelles donnent le frisson, de même qu’un solide registre grave – le fanatisme me guette, attention ! Pour le père de l’amoureuse, on a convié le jeune baryton russe Roman Burdenko, applaudi dans Поручик Киже à Montpellier [lire notre chronique du 12 juillet 2012]. Ciselé dans un granit inflexible, son Stankar phrase somptueusement un chant évident. La voix est grande, homogène et très colorée.

Stiffelio est sans doute l’un des rôles verdiens les plus tendus. Le spinto de Roberto Aronica ne dément pas le Verdi d’oro décerné à Parme en 2015, qui le plaçait dans la généalogie des José Carreras, Franco Corelli, Luciano Pavarotti et Marco Berti. La lumière de l’aigu est une merveille à elle toute seule [lire notre chronique du 6 août 2016] ! On admire la saine vaillance de son incarnation et la maîtrise technique de l’artiste que notre collègue saluait la semaine passée à Berlin [lire notre chronique du 12 janvier 2017]. Son engagement théâtral anime passionnément la soirée. Si Francesco Marsiglia est un peu en deçà en Raffaele, amant trop effacé dans l’acte du cimetière, n’oublions pas l’attachante Dorotea de Diana Axentii, idéale vocalement, et la puissance étonnante du jeune Simon Lim (Jorg).

HK