Chroniques

par bertrand bolognesi

Tannhäuser
opéra de Richard Wagner

Deutsche Staatsoper Unter den Linden (saison hors les murs) / Schiller Theater, Berlin
- 16 avril 2014
Deutsche Staatsoper Berlin : la chorégraphe Sasha Waltz met en scène Tannhäuser
© bernd uhlig

Toujours elle surprend, au fil de spectacles d’une subtile énergie et d’une extrême sensibilité. On connaît son peuple de danseurs, étrange et familier ; on aime cette « atypicité » singulière des corps qu’il convoque. Pour n’avoir jamais peur du silence et sans doute moins encore de cet espace que d’aucuns craignent comme le vide où se régénère le souffle et où, immanquablement, l’inspiration bondit du moindre geste au grand mouvement comme de l’exil collectif au plus infime et unique tremblement de cil, Sasha Waltz s’est à plusieurs reprises révélée main heureuse en matière de mise en scène d’opéra. S’agissant de création, l’exercice pourra sembler plus facile – Matsukaze d’Hosokawa [lire notre chronique du 8 mai 2011] et Passion de Dusapin [lire notre chronique du 6 octobre 2010]. Mais pour garder de longue date le souvenir ému d’un magistral Dido and Æneas, on admire encore le bonheur avec lequel la chorégraphe s’empare d’un ouvrage dont le public possède (ou croit posséder) non seulement les clés mais encore de nombreux éléments de comparaison.

C’est dire notre attente, à peine arrivés aux Festtage de la Deutsche Staatsoper dont l’affiche compte une nouvelle production de Tannhäuser, créée il y a quatre jours au Schiller Theater et signée Sasha Waltz – une attente qui ne sera pas déçue, bien au contraire. Cette fois, l’artiste ne recourt pas à un halo de doubles, comme c’était le cas de sa réalisation purcellienne [lire notre chronique du 12 février 2005]. Une quinzaine de danseurs-danseuses s’impose naturellement dès l’Ouverture : ils incarnent idéalement la trouble lascivité vénusienne dans la première scène. La surprise, c’est que l’enchevêtrement sensuel ne cessera pas avec le départ du héros : en indomptable trublion la danse investit tout l’opéra, de la forêt du Hörselberg à la Sängersaal de la Wartburg. Ainsi les créatures du Venusberg contrepointent-elles les atermoiements mystiques des chevaliers-poètes dont elles éclairent, par leur seule présence, les assises peut-être plus prosaïques.

Avec la complicité de la décoratrice Pia Maier-Schriever, la mise en scène évolue sur un plateau d’une saine simplicité qui confine au dépouillement. Un cylindre néritique concentre la tension érotique du Venusberg, puis laisse un plateau quasiment nu pour la fin du premier acte. Suspendus à deux tringles, les troncs fins placent le II au sein même du Schiller Theater dont on identifie sur scène trois fauteuils : cette mise en abime met gentiment en garde contre une tendance d’un certain public à concevoir la représentation d’un opéra comme un concours de chant, avec ce drôle de tournoi en tenue de soirée et la lumière qui revient sur la salle-jury. Enfin, une brume empruntée aux mines de Léon Spilliaert envahit le troisième épisode, dense comme la plongée dans un épais nuage d’altitude. S’y dessinent progressivement des silhouettes incertaines, sur la respiration musicale (lumière de David Finn).

Par son invitation au cœur même du concours, Sasha Waltz oblige à choisir son camp : juré ou témoin distant. Et quel concours ! Tannhäuser a troqué la tunique blanche pour une queue-de-pie, comme tous les hommes du plateau, en grand apparat mondain, les femmes arborent des robes années cinquante d’un soyeux vernissé – la plus glamour revenant à Elisabeth, bien sûr (costumes de Bernd Skodzig) – et des coiffures tout pareillement vintage. La reptilienne caresse collective du Venusberg fait place à un ballet dérisoire et grimaçant qui alterne figures mécaniques et souplesses alanguies. Les couples échangent les partenaires, deux femmes dansent ensemble, puis deux hommes, la gestique s’outre bientôt, diablement festive ; enfin les plus grandes dames balancent les plus petits messieurs comme des ballons ! – tout cela sans nuire jamais à l’action principale mais bien plutôt en l’intégrant avec une inventivité profuse qui amène comme une évidence inévitable le scandale du récit de Tannhäuser. Amorcé par d’intrigants trios de derviches tourneurs, le retour de Rome est une inquiétante procession qui mêle paganisme et symboles chrétiens : danseuse en statue de la Vierge portée sur les épaules, hymne vivant à la forêt, corps presque nu présenté les pieds en haut, à mi-chemin entre la crucifixion présumée de Pierre et l’écorchure du trophée de chasse [photo], etc. Après cette obscure sauvagerie, archaïque, O du, mein holder Abendstern est un îlot d’émotion pure : Wolfram, seul au milieu de nulle part, danse timidement avec son ombre – miracle du Tanztheater.

Ce grand Tannhäuser bénéficie d’une distribution de haut vol. Jürgen Sacher s’y montre un Heinrich der Schreiber clair, Tobias Schabel campe un solide Biterolf, tandis qu’on remarque tout particulièrement la jeune basse tchèque Jan Martiník qui donne un Reinmar von Zweter fort avantageusement timbré. Aisément projeté, le Landraf de René Pape va de soi, naturellement présent. Accusant vivement son dépit amoureux, le Wolfram bien accroché de Peter Mattei se fait aussi douceur et lumière. Le timbre d’Ann Petersen est immédiatement prégnant et son chant s’avère joliment enthousiaste (quelle tendresse dans ses « Heinrich »…). Pourtant, son Elisabeth demeure aujourd’hui un rien sur la réserve ; on devine qu’elle la pourra pousser un peu plus loin ces prochains soirs. À peine moins en forme qu’à Munich [lire notre chronique du 28 juillet 2010] et qu’à Toulouse [lire notre chronique du 17 juin 2012], Peter Seiffert reste, à soixante ans et malgré un retour de Rome un peu enroué, un Tannhäuser très honorable. Incontestablement, LA voix de la soirée est Marina Prudenskaïa : elle prête à Venus une palette fauve simplement fascinante.

Au pupitre de sa Staatskapelle Berlin, Daniel Barenboim ose des demi-teintes d’une grande délicatesse qui, dans l’Ouverture, pourraient mettre les cors en danger. Il n’en est rien, la maîtrise des cuivres berlinois surmontant sans problème cette épreuve. Au fil des trois actes, la fosse mène adroitement la dramaturgie, conjuguant traits solistiques somptueusement portés, contraste virulent dans les moments-clés, imparable précision rythmique dans la scansion sensuelle du I comme dans les scènes plus épiques. Il n’est qu’à la toute fin que ce bel équilibre est rompu par une conclusion assez brutalement assénée. Restons donc sur les exceptionnelles cordes du III qui feraient « pleurer les pierres ».

BB