Chroniques

par gilles charlassier

Ti vedo, ti sento, mi perdo | Je te vois, je t’entends, je me perds
opéra de Salvatore Sciarrino

Teatro alla Scala, Milan
- 26 novembre 2017
Un nouvel opéra de Salvatore Sciarrino à La Scala de Milan (26 novembre 2017)
© marco brescia et rudy amisano

Une création lyrique constitue toujours une attente particulière, surtout quand elle vient d'un compositeur qui nourrit un rapport singulier à la voix et au genre opératique, tel que Salvatore Sciarrino [lire nos chroniques de Luci mie traditrici, Da gelo a gelo et Lohengrin]. Pour fébrile que puisse être le public mélomane, on doute cependant que l'avidité des revendeurs non officiels s'exerce sur la musique contemporaine, ce qui semble être arrivé au système de billetterie de la Scala au milieu du cycle de représentations de Ti vedo, ti senti, mi perdo, causant un embouteillage au guichet du soir. La durée modeste de l'ouvrage (à peine plus de deux heures) n'a pas altéré la ponctualité de l'institution milanaise, aussi légendaire que celle du journal de vingt heures.

Suivant l'exemple de Richard Strauss dans Capriccio, Sciarrino a lui-même écrit le livret de son pastiche, qui troque le Paris allemand pour la Rome baroque où l'on attend Stradella, lequel doit livrer une nouvelle aria à sa cantate en cours de répétition – mais que sa vie tumultueuse rattrapera, jusqu'à la rumeur de son assassinat. On retrouve le même jeu entre scène et coulisses, dans l'antichambre de la création et du théâtre. Plus italien sans doute, le texte se dilue dans davantage de bavardages que les hésitations de la comtesse Madeleine. Un dessein demeure soupçonnable, tant le compositeur palermitain aime les esquisses sonores, à la limite du souffle [lire notre critique de l’ouvrage Silences de l’oracle]. Sa quête du point de surgissement mélodique et harmonique et de la réduction de la trace mnésique s'exerce d'autant mieux dans la présente manière de caresser l'imitation baroque, contenue dans une raréfaction musicale aux confins de la déclamation presque chantée, qui ne s'épanche que dans quelques numéros, auréolés d'un halo de mélancolie et d'oubli – l'Intermezzo à la fin du premier acte, ou l'air final de la Cantatrice.

La production de Jürgen Flimm [lire nos chroniques de ses Wozzeck, Idomeneo et King Arthur] contribue à l'indéniable élégance du résultat, un peu vain sur la durée, diront ceux que laisse perplexe une intrigue en discontinu, dilatant la temporalité par des ellipses. Sur un fond d'albâtre dessiné par George Tsypin, aux tonalités oniriques rehaussées par les lumières d'Olaf Freese, les perruques et costumes poudrés d'Ursula Kudrna figent le drame (ou le non-drame) dans une série de tableaux où l'illustration de l'imagination de Sciarrino prévaut sur l'explicitation de la construction dramatique – même si la fidélité aux didascalies et indications du texte n'oblige plus depuis longtemps les metteurs en scène. Les mouvements chorégraphiques réglés par Tiziana Colombo n'égratignent guère l'aspect un peu lisse du spectacle.

Du plateau se distingue la Cantatrice de Laura Aikin, qui se délecte du pointillisme vocal, piani et aigus de sa partie [lire notre entretien]. Charles Workman et Otto Katzameier investissent avec une certaine gourmandise les controverses entre le Musico et le Letterato. La cour bigarrée qui les entoure ne manque pas de saveur : Sónia Grané (Pasquozza), Lena Haselmann (Chiappina), Thomas Lichtenecker (Solfetto), Christian Oldenburg (Finocchio), Emanuele Cordaro (Minchiello), sans oublier le Giovane Cantore, dévolu à Ramiro Maturana, soliste de l'Accademia di Perfezionamento per Cantanti Lirici del Teatro alla Scala, qui fournit l'essentiel des effectifs du sextuor choral. Faisant ses débuts dans la fosse milanaise, Maxime Pascal s'attache à restituer la précise mécanique de la partition, sans la dessécher inutilement.

GC