Chroniques

par gilles charlassier

Tosca
opéra de Giacomo Puccini

Opéra national de Montpellier / Corum
- 13 mai 2022
Rafael Rodríguez Villalobos met en scène "Tosca" au Corum de Montpellier
© marc ginot

Grand classique du répertoire, qui compte inlassablement parmi les titres les plus jouées, Tosca peut aiguillonner, pour qui ne voudrait pas se laisser confire dans la tradition, les audaces d’interprétation. Coproduite par Bruxelles – où elle fut présentée en juin 2021 –, Barcelone et Séville, la nouvelle mise en scène confiée à Rafael Rodríguez Villalobos, à l’affiche de l’Opéra national de Montpellier, met en perspective l’opéra de Puccini avec le destin de Pasolini. Si dans sa relecture du Barbiere di Siviglia, qu’il avait dû réaliser dans un délai contraint, l’Espagnol avait cédé à la tentation de la recension exhaustive des minorités à représenter sur une scène lyrique, son approche de Tosca témoigne d’une meilleure maîtrise d’un talent foisonnant.

Dessiné par Emanuele Sinisi, le plateau rotatif à la blancheur clinique tient lieu de chapelle où Cavaradossi peint une madone dont la teinte rancie dans la peinture de Santiago Ydáñez peut rappeler Le Greco, tandis qu’un Angelotti, en haillons, y trouve refuge en la voix de Daniel Grice non dénuée de crédibilité naturaliste [lire nos chroniques d’A midsummer night's dream et de Madama Butterfly]. La mobilité du dispositif circulaire glisse rapidement vers une certaine facilité de procédé qui, non sans pertinence, vient distiller une tension dramatique palpable, n’interdisant pas une certaine vie dans le jeu d’acteurs non effrayée par l’anecdote et les traits de caractère comique, à l’instar de la bigoterie fort casuiste du sacristain de Matteo Loi [lire nos chroniques de Der Besuch der alten Dame, La scuola de’ gelosi et Don Giovanni]. C’est dans le majestueux finale que s’épanouit pleinement la mesure de la conception scénographique, tirant parti des vastes dimensions du Corum, indéniablement plus opportunes que celles de La Monnaie. Préparés par Noëlle Gény, pour les effectifs de la maison, et Guilhem Rosa, pour ceux d’Opéra Junior, les choristes, répartis sur les tribunes latérales, contribuent au frisson de solennité hymnique culminant dans le Te Deum, qui, presque comme une ombre devant les lumières irradiantes calibrées par Felipe Ramos, souligne la solitude souveraine de Scarpia.

Incarné par Marco Caria avec une perversité morbide qui compense une noirceur et un mordant un peu diététiques [lire nos chroniques de Roberto Devereux, La traviata et Aida], le baron résume l’abîme sadomasochiste inspiré du Salo (Pier Paolo Pasolini, Salò o le centoventi giornate di Sodoma, 1975) dans un ultime élan d’érotisme kamikaze, agrémenté des incontournables accessoires bondage – dans l’entrave des menottes, il désamorce l’effet du poignard, désiré et non plus subi par surprise, et trahit sensiblement le spectaculaire littéral. Le propos dramaturgique gagne d’ailleurs en précision dans ce deuxième acte, inscrit comme une parenthèse d’élucidation d’un propos du cinéaste italien sur la fonction de l’art déclamé par Grégory Cartelier, réincarnation de l’artiste assassiné sur la plage d’Ostie une nuit de 1975, au terme d’une séduction ici récapitulée en parallèle de celle de Scarpia envers Tosca, laquelle devient, par les ambivalences de ses sacrifices, la projection des idéaux et des contradictions du poète. Avec ses fresques d’anatomies masculines et féminines (toujours dues au pinceau d’Ydáñez) nichées dans l’architecture des appartements de Scarpia, et plus encore avec son amoncellement de nudités masculines soumises que prolonge le vestiaire avantageux dessiné pour les sbires du chef de la police – on citera le Spoletta torve de Yoann Le Lan aux attaques nerveuses [lire notre chronique d’Hamlet], le Sciarrone robuste de Simon Shibambu [lire nos chroniques d’Otello et de Tosca] ainsi que le geôlier, non moins solide, campé par Xin Wang –, l’atmosphère décadente du film imprègne tout l’acte, jalon d’une dénonciation du fascisme qui fonctionne d’abord grâce à la mise en abyme des destins. Sans céder à une telle débauche, la pièce homonyme de Sardou ne se caractérise guère par la mesure de l’expression.

L’évolution du procédé identificateur se poursuit dans le dernier acte, avec un Cavaradossi exactement habillé comme Pasolini. D’un artiste à l’autre, c’est l’aboutissement de la mise en images d’une réflexion sur la fonction de l’art face à l’oppression des structures sociales, dans un sacrifice quasi christique et un habile passage de témoin dans l’illusion esthétique de Tosca à son amant, au cœur même de la trame du livret. Dans un déplacement fascinatoire pour le timbre de contre-ténor – à l’œuvre déjà dans un Barbier qui, non sans sordide, travestissait Berta –, la cantilène du Berger prend une adulescence dotée d’accointances avec l’économie psychanalytique du spectacle par la juvénilité limpide de Léopold Gilloots-Laforge. Avec le fameux E lucevan le stelle, Amadi Lagha conduit son Cavaradossi, vocal avant que d’être théâtral, à l’acmé de l’intensité du sentiment [lire nos chroniques de Turandot, Luisa Miller et La forza del destino], tandis qu’affirmant un kaléidoscope d’émotions Ewa Vesin défend elle aussi vigueur vocale et vérité de l’émotion [lire notre critique de L’ange de feu].

Dans la fosse, Michael Schønwandt libère les ressources scéniques et cinématographiques de la musique de Puccini, sans jamais céder à la facilité du pathos [lire nos chroniques du 25 juin 2010, du 1er juin 2015, des 11 février et 30 septembre 2016, du 29 septembre 2017, des 16 février et 20 mai 2018, enfin du 17 janvier 2020]. Sur la même abscisse de l’intelligence, le spectacle destinés aux oreilles répond à celui conçu pour les yeux.

GC