Chroniques

par bertrand bolognesi

trente bougies !
concert anniversaire de l’ensemble Court-circuit dirigé par Jean Deroyer

Vincent David, David Hudry, Mauro Lanza, Martín Matalon et Samson Tognan
Théâtre des Bouffes du nord, Paris
- 7 février 2022
concert anniversaire de l’ensemble Court-circuit dirigé par Jean Deroyer
© gary gorizian

C’était en 1992…

Après un premier concert dans une galerie d’art, quelques musiciens lançaient l’aventure Court-circuit, sans imaginer alors l’avenir et les proportions qui se révèleraient par la suite. Sur la scène des Bouffes du nord, où l’ensemble se produit très régulièrement, Philippe Hurel prononce un discours qui, tout en rappelant le parcours de l’ensemble, jamais ne sombre dans la lourdeur commémorative. Depuis sa création par lui-même et le flûtiste et chef d’orchestre Pierre-André Valade, trente ans ont passé, certes, mais il semble bien que le compositeur regarde plus vers les décennies à venir que vers le passé. Il n’empêche, quelques dates importantes sont rappelées, autant d’étapes essentielles de son développement, comme cette soirée d’hommage à Luciano Berio pour laquelle Pierre Boulez l’invitait à se produire lors d’Agora, le festival (ancêtre de ManiFeste) de l’Ircam et sous sa direction [lire notre chronique du 2 juin 2004]. « Si nous continuons de jeter des bouteilles à la mer, c’est par éthique par conviction », poursuit Hurel, évoquant Ensemble(s), événement qui réunit plusieurs formations dédiées à la création et au répertoire récent (Cairn, Multilatérale, Sillages et 2e2m) : l’association des talents, des énergies et, surtout, des convictions promet sans doute de pouvoir continuer d’aller plus loin (comme le pourrait dire Philippe Leroux).

Précédée d’un arrangement jazz par Samson Tognan d’Happy birthday, auquel les artistes de Court-circuit donnent le lustre festif attendu, l’intervention de Philippe Hurel ouvre sur le virtuose Pulse de Vincent David, pièce conçue en 2015 pour le Congrès mondial du saxophone qui se tenait alors à Strasbourg. Elle est ici livrée, avec une admirable maestria, par l’auteur lui-même. Excellent soliste, il exploite habilement les possibilités de l’instrument, entre multiphoniques, slapping et jeux de clés. Directeur musical de Court-circuit depuis 2008, Jean Deroyer gagne le plateau pour la première de Transmission I pour clarinette et ensemble (flûte, hautbois, basson, percussion, piano, violoncelle et contrebasse), écrite par David Hudry. Pierre Dutrieux en débute l’exécution par le souffle dans le pavillon de la clarinette basse, qui bientôt génère un répons dans celui du hautbois, à la flûte étant confié un écho plus directement vibratile. Après de brefs inserts du basson, puis la percussion, d’abord caressée, le piano pousse la porte vers l’affirmation du son, accomplie par le violoncelle et la contrebasse. Une profusion de ritournelles conduit l’œuvre à son apogée. « Ma composition puise son inspiration dans ma fascination pour les machines et les objets mécaniques. Son titre fait référence à la mécanique, à la communication entre un élément moteur et un élément récepteur, à la notion particulière de transfert d’énergie entre deux système », précise Hudry (brochure de salle).

Nouvelle recrue de Court-circuit, la harpiste Joanna Ohlmann s’attelle derechef à l’un des opus du vaste cycle (dix-sept parties à ce jour) au fil duquel Martín Matalon explore « les problématiques compositionnelles qui me préoccupent […], sorte de fil rouge de mon activité de compositeur. Ces journaux intimes compositionnels sont la relation du voyage, au sens littéral et figuré, que permet la transformation en temps réel : voyage à l’intérieur du son, à l’intérieur de l’instrument, comparable en quelque sorte à celui que l’on fait, de manière introspective, lorsqu’on écrit un journal intime » (même source) [lire nos chroniques du 13 mars 2005 et du 15 octobre 2010]. Créé par Nicolas Tulliez à la maison ronde lors de l’édition 2017 de Présences, Traces XII est ici vaillamment interprété la musicienne, secondée par l’équipe de MOTUS pour l’électronique. L’imaginaire musical de Matalon happe littéralement l’écoute dans un monde dont les séductions ne se laissent paradoxalement point résoudre – et c’est tant mieux !

C’est avec l’étonnant Aschenblume pour ensemble (flûte, clarinette, percussion, piano, violon, alto, violoncelle et contrebasse) de Mauro Lanza que le concert conclut, une page que Pierre-André Valade avait créée en 2001 à Strasbourg (Musica), à la tête de Court-circuit, son commanditaire. « Aschenblume (mot allemand issu d’un poème de Paul Celan) est le nom qui est donné parfois à la cendre qui a pris une forme de fleur en se déposant » (même source). Un geste qu’introduisent de petits sons piquants mène à leur dislocation dans une pulsation élargie, pour ainsi dire. La semi-reprise de ce geste subit nombre de modifications. Elle sera parfois conduite jusqu’au surplace, voire à un immobilisme relatif et, bien sûr, trompeur. La contradiction du système lui-même, échappée heureuse de la préméditation qui le sous-tend, fascine. Dans une aura spectrale particulière – l’œuvre est dédiée à la mémoire de Gérard Grisey – les impacts sont de plus en plus vertement contrastés, rehaussés à l’envi par marteau et sifflet, dans un final en volée de cloches qui déménage sérieusement ! Un grand moment.

Joyeux anniversaire, Court-circuit – n’attendons pas 2052 pour te retrouver !

BB