Chroniques

par gilles cantagrel

un festival d’une extrême vitalité
des baroques à Jörg Widmann

Festivalului Internaţional George Enescu, Bucarest
- 4 septembre 2013
Radu Lupu livre un Schubert de rêve au Festival Enescu de Bucarest
© gilles cantagrel

Peu de festivals au monde réunissent autant de concerts et d’artistes, dans des programmes aussi variés, que ce Festivalului Internaţional George Enescu de Bucarest qui fête cette année sa vingt-et-unième édition (jusqu'au 28 septembre). En quatre semaines, ce ne sont pas moins de quatre-vingt-un concerts (dont un opéra) en tous genres à Bucarest même, et quatorze en région, à quoi viennent s’ajouter seize ateliers et conférences donnés par des compositeurs de divers horizons et un symposium musicologique [lire notre dossier sur l'édition 2009].

Sous la direction artistique d’Ioan Holender, revenu dans son pays d’origine après douze années passées à la tête de la Staatsoper de Vienne, formations et artistes internationaux en nombre cohabitent harmonieusement avec les Roumains, et suscitent de fécondes confrontations. Formations célèbres venues de Berlin, Pittsburgh, Moscou, Paris, Vienne, Turin, Rome, Londres, Lausanne, Osaka, Lucerne, Munich, Amsterdam et bien d’autres, ainsi que des formations de chambre et des ensembles spécialisés dans la musique contemporaine et le répertoire baroque, de très nombreux artistes : les festivals offrant pareille affiche se comptent sur les doigts d’une main ! En récital, Evgueni Kissin, Radu Lupu [photo], Murray Perahia, Jean-Claude Pennetier.

La musique d’Enescu, le grand compositeur national, est bien sûr à l’honneur – et c’est tant mieux pour nous, car les Français ne la connaissent que très mal. Dans cette programmation éclectique, on ne recule devient rien : si l’anniversaire de Verdi est célébré à l’Opéra avec une représentation d’Otello, celui de Wagner l’est par… la Tétralogie, en version de concert, interprétée par le Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin sous la direction de Marek Janowski. Grâce à de multiples accords passés avec les télévisions et les radios, la plupart de ces concerts sont déjà ou seront disponibles à l’écoute, certains via Internet.

Outre l’Opéra (neuf cents places), trois salles accueillent les concerts, la grande salle du Palais (trois mille cent places), celle de l’Athenaeum, à l’excellente acoustique (neuf cents places) et la petite salle du Palais (trois cent cinquante places). Avant le début du festival, 20 000 billets étaient vendus, et la plupart des grands concerts sont donnés à guichet fermé, ce qui traduit bien le rayonnement de la manifestation, à la fois sur un public local et national (les étudiants ont entrée libre), mais aussi auprès de mélomanes étrangers.

De la dizaine de concerts et récitals auxquels il m’a été donné d’assister, je retiendrai deux programmes exécutés sous la direction de son chef Paavo Järvi par un Orchestre de Paris en très grande forme. La jeune violoniste norvégienne Vilde Frang interprétait avec élégance le rare Concerto Op.15 de Britten, très classique et fort peu caractéristique du style harmonique du compositeur. Si le son du violon paraissait insuffisamment rayonner, la responsabilité en revient à coup sûr à l’acoustique de la gigantesque salle du Palais. Car le phénomène se reproduisait le surlendemain avec Pinchas Zukerman dans le Double Concerto Op.102 de Brahms, en compagnie de la violoncelliste canadienne Amanda Forsyth, avec l’Orchestra Romana de Tineret.

Thierry Escaich assurait la partie d’orgue obligé de la Symphonie en ut mineur Op.78 n°3 de Saint-Saëns dans le premier programme de l’Orchestre de Paris. Parfaitement, bien sûr, mais sur un abominable instrument électronique. Comment une salle comme celle-ci n’est-elle pas dotée d’un orgue de qualité, fût-il numérique ? Dans son second programme, le même orchestre rendait à Enescu un légitime hommage, avec sa Symphonie en mi bémol majeur Op.13 n°1,judicieusement rapprochée de la Cinquième de Chostakovitch. Cohésion de l’ensemble, justesse et articulation impeccables, exécutions enflammées.

À défaut de Bertrand de Billy, initialement programmé, c’est Leo Hussain qui prit au pied levé la responsabilité de diriger les Gurrelieder de Schönberg. Formé à Cambridge University, on l’entendit à Paris où il dirigea à l’Opéra et l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Chef au vaste répertoire et grand connaisseur des musiques du XXe siècle, il fut révélé par son interprétation du Grand Macabre de Ligeti à La Monnaie de Bruxelles [lire notre critique du DVD] où il assurait également la création en Belgique de l’Œdipe d’Enescu [lire notre chronique du 4 novembre 2011]. Défi brillamment relevé, avec Violetta Urmana dans le rôle de Tove et Nikolaï Schukoff [lire notre entretien] dans celui de Waldemar. Janina Baechle (Waldtaube), John Daszak (Klaus) et Thomas Johannes Mayer (Paysan) complétaient une distribution homogène qui mettait à juste titre l’accent sur l’âpreté d’une œuvre contemporaine de la peinture d’Egon Schiele. Mais pourquoi interrompre le fil musical pour faire lire en roumain le texte du mélodrame final par Victor Rebengiuc, comédien célèbre en son pays ? Un surtitrage fort bien réalisé suffisait amplement à la compréhension du texte en Sprechgesang assuré par Thomas Mayer.

Au titre de la musique contemporaine, j’accorderai une mention particulière au jeune compositeur munichois Jörg Widmann [lire notre entretien], connu comme clarinettiste de grand talent, qui assurait la direction de ses œuvres à la tête de l’Orchestra Filarmonica de Stat Transilvania din Cluj. Sa pièce de concert ad absurdum (2002) fait briller en soliste l’époustouflant trompettiste russe Sergueï Nakariakov qu’enfant prodige l’on surnommait déjà « le Paganini de la trompette ». Quant à Messe pour orchestre (2005), ses épisodes très contrastés révèlent une personnalité imaginative en même temps qu’un métier solide [lire notre critique du CD].

Que dire enfin du récital de Radu Lupu ? On connaît cette sonorité à nulle autre pareille, la variété de timbres et d’attaques, son phrasé inimitable. L’entendre au concert lors de l’une de ses rares apparitions publiques, et dans un programme entièrement consacré à Schubert et à ses chants de solitude, est un événement exceptionnel et mémorable. Parfaitement à l’aise dans son pays, devant son public, l’artiste a donné en complément, après les deux dernières sonates (en la majeur D.959 et en si bémol majeur D.960), quarante minutes de rappels à un auditoire en délire qui ne voulait pas le laisser quitter la scène.

À voir la fréquentation des salles et l’enthousiasme du public, on ne peut que constater l’extrême vitalité de la manifestation. Très vaste, le public attire de nombreux jeunes, en particulier dans les concerts de musique contemporaine. Venir découvrir des œuvres nouvelles de jeunes compositeurs inconnus, voilà une curiosité qui n’entre guère dans les habitudes culturelles des Français et qui fait plaisir à voir.

Mais l’avenir du festival est fragile. Représentant quelque huit millions d’euros (contre soixante-quatre millions à Salzbourg), le budget est faible en regard de l’ampleur de la manifestation et de la qualité des artistes invités. Pour rendre les prix de places accessibles au plus grand nombre, la billetterie n’assure que 10% du financement, le reste étant assuré par la subvention d’État et le mécénat privé. En Roumanie comme ailleurs, les gouvernants jugent trop élevé le coût de l’art et de la culture. Combien de temps se maintiendra la volonté politique de soutenir cette manifestation exceptionnelle ? Après bien des inquiétudes et alors même que l’existence du festival se voyait gravement menacée, le gouvernement vient de garantir la tenue de l’édition 2015 qu’ouvriront les Berliner Philharmoniker, et cela malgré une restriction de subvention qui ne devrait cependant pas excéder 25%. Quant à Ioan Holender, il a été confirmé dans ses fonctions.

GC