Chroniques

par françois cavaillès

Véronique Gens chante Shéhérazade de Ravel
Daniele Rustioni dirige l’Orchestre de l'Opéra national de Lyon

Opéra national de Lyon
- 23 septembre 2018
à Lyon, le jeune Daniele Rustioni jour Ravel, Rimski-Korsakov et Borodine
© davide cerati

Et si Les mille et une nuits – Alf Lailah oua Lailah (كتاب ألف ليلة وليلة) – contes aux origines quasi-millénaires encore mystérieuses, entre Inde, Perse, Égypte et Moyen-Orient, n'étaient qu'une drôle de salade ? Populaires en Europe dès leur première traduction (au début du XVIIIe siècle, par Antoine Galland), ils deviennent en 1742 Les mille et une fadaises, contes à dormir debout : ouvrage dans un goût très moderne avec l’imitation du Dijonnais Jacques Cazotte, alors plaisantin commissaire de la marine en Martinique ; il finira homme de lettres avec, entre autres, La suite des mille et une nuits (1788), influent à travers le continent et notamment sur un disciple allemand nommé Ernst Theodor Wilhelm Hoffmann. En effet, le besoin désespéré de sourire revient chaque matin, te faut-il le rappeler, jeune et belle reine persane... Shéhérazade ! Illustre narratrice et muse, la célèbre héroïne a, de son Orient de tous les mystères, inspiré tant d'artistes, compositeurs ou autres, à travers les siècles, jusqu'à donner son nom au concert de rentrée de l'Opéra national de Lyon.

Écoutez d'abord, parmi tous les démons surgis ces récits anciens, le passage d'une caravane Dans les steppes de l'Asie centrale. Le poème symphonique d'Alexandre Borodine, créé en 1880 à Saint-Pétersbourg et bien connu pour son art cinétique, sait, encore mieux qu'il ne lui décrit le sillage des voyageurs, fixer le public dans un silence presque religieux. Le tact de l'orchestre rend bien vivant le rythme « des chevaux et des chameaux qui arrivent » (note du compositeur, 1882) et clairement lyrique la mélopée de clarinette par laquelle « s'élève le son insolite d'un paisible chant russe » (même source). Aussi la mélodie orientale émeut-elle particulièrement lorsqu'exprimée dans le superbe phrasé des violoncelles. Daniele Rustioni atteint une belle palette sonore, délicieusement pâteuse, et, en tirant des cordes toute la clarté, illumine le romantisme d'un instant mélancolique fort, perdu en plein désert.

Nouvel appel au voyage, plus au sud, peut-être, mais sur quelques notes liminaires semblables, quand sur le fil très fin de violons s'amorce l'ondulation du hautbois. La véritable entrée en matière est vocale puisqu'il s'agit du cycle Shéhérazade, trois poèmes de Tristan Klingsor (1903) mis en musique par Maurice Ravel (1904). De ce triptyque le mot de passe est tout de suite donné trois fois par la chanteuse. Asie, Asie, Asie !... L'étrange bouleversement, alors traversé d'une force incantatoire, dépend largement du soprano. En conteuse nerveuse, aux trémolos point trop affectés, Véronique Gens s'aventure avec l'orchestre sur le lyrisme ravélien, sec et fracassé (par deux harpes géantes), dans un théâtre obscur car trop vaste et lointain, mais aussi fort clair grâce à l'adhésion aux rimes symbolistes, sans tomber dans le piège de la rêverie. De plus en plus sensible, vigoureux et significatif, le chant illustre les charmes asiatiques dépeints par la mélodie française avant de chavirer sous l'horizon des grandes aspirations à la transcendance.

« Je voudrais voir des pauvres et des reines
Je voudrais voir des roses et du sang
Je voudrais voir mourir d'amour ou bien de haine...
Et puis m'en revenir plus tard »

Du fond de l'abyssal appétit de vivre, l’interprète révèle soigneusement la gravité du retour, sous l'effet de sa résistance aux coups de déprime. Il y a bien quelque chose d'une scène d'opéra dans le poème suivant, La flûte enchantée, nonobstant que le ton un peu trop appuyé du soprano le rende finalement pathétique. Outre le joli émoi du personnage principal demeure la beauté de l'habillage vocal par touches de hautbois, de clarinette et de harpe, afin de porter le message d'amour dans une musique amie. Encore plus empreint de résignation, L'indifférent sème davantage le doute. Toute l'inspiration séculaire et insaisissable du continent doré se concentre en une jeune fille, mieux encore en une artiste de la trempe de Véronique Gens pour relever le gant et décrire presque a capella comment

« Ta lèvre chante sur le pas de ma porte
Une langue inconnue et charmante
Comme une musique fausse »

Ainsi, à la toute fin du cycle, dans l'impression d'une matière complètement disséminée, l'orfèvre Ravel semble-t-il avoir voulu surtout jouer avec les limites de la mélodie chantée.

En meilleur rapport avec Les contes des mille et une nuits, la suite symphonique Shéhérazade Op.35 de Nikolaï Rimski-Korsakov (1888) a le plus à dire. Dense et puissant, fidèle à la richesse du propos clarifié par des thèmes principaux (le sultan Shahryar et Shéhérazade), l'incroyable déferlement musical paraît bien représenter les multiples et ancestrales couches narratives dont l'ensemble sait traiter avec simplicité de l'humanité en témoignant de sa complexité, en montrant ses paradoxes avec le sourire. L'élan romantique russe est particulièrement sensible dans La mer et le vaisseau de Sinbad, premier mouvement épique et majestueux. En avançant dans Le récit du prince Kalender, la direction de Daniele Rustioni offre un régal de précision et de jeu de dynamiques, soignant les changements de rythme, à l'abordage sans retenue comme à l'accalmie sans larmoyer ou en ménageant l'Andantino quasi allegretto presque somnolent avant une danse fort entraînante, à l'orée du troisième mouvement (Le jeune prince et la jeune princesse). D'une rare finesse, l'échange entre violon, clarinette et hautbois semble fasciner tout auditeur, y compris sur scène, avant la conclusion dans l'hyperintensité, l'orchestration explosive et quelques extraordinaires accès de démence pour La fête à Bagdad ; les vaisseaux se brisant sur un rocher. L'ovation monstre ne cache rien du grand plaisir de l'écoute qu'on aimerait prolonger par un enregistrement de cette formation remarquable en lui adjoignant, pour parfaire le tout, de belles lectures à travers mille et un livres.

FC