Chroniques

par bertrand bolognesi

Vadim Gluzman joue le Second Concerto de Chostakovitch
Vassili Petrenko dirige l’Orchestre Philharmonique de Radio France

œuvres d’Alexandre Glazounov, Sofia Goubaïdoulina et Igor Stravinsky
Auditorium / Maison de la radio et de la musique, Paris
- 3 juin 2022
Vasily Petrenko dirige l'Orchestre Philharmonique de Radio France à Paris
© mark mc nulty

Alors que leurs confrères de l’Orchestre national de France jouaient hier la Symphonie en ut mineur Op.65 n°8 de Chostakovitch [lire notre chronique de la veille], les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France donnent aujourd’hui, placés sous la direction de Vassili Petrenko, un concert entièrement russe. De 1885 à 1984, c’est un siècle de création qu’ils déploient en l’Auditorium de la maison ronde et chez qui veut bien l’inviter dans son salon puisque la soirée est retransmise en direct par France Musique. Quatre compositeurs à l’affiche : Stravinsky, Goubaïdoulina, à nouveau Chostakovitch et Glazounov, par lequel commence l’aventure.

Le 23 novembre 1885, le chef d’orchestre point encore trentenaire Georgi Ottonovitch, lui-même compositeur (élève de Rimski-Korsakov) créait à Saint-Pétersbourg Stenka Razine Op.13, poème symphonique d’Alexandre Glazounov qui prend sa source dans la légende nationale, celle d’un cosaque rebelle qui défia la puissance du tsar au XVIIe siècle. En détournant la chanson populaire Les bateliers de la Volga (Бурлаки на Волге), citée en tout début d’œuvre, Glazounov la place d’emblée dans une imagerie particulière, rehaussée une dizaine d’années plus tôt par la fameuse toile de Répine, propre à provoquer la sympathie pour le héros qui vogue avec sa captive orientale. La profondeur des cordes graves impose un noble climat où s’édifie chaque événement dramatique de cette courte page bien ancrée dans son temps. Les interventions du hautbois d’Olivier Doise, du basson de Jean-François Duquesnoy, de Mathilde Calderini à la flûte et de Jérôme Voisin à la clarinette sont magistralement ciselées sur la densité du tutti, mené de main de maître par Petrenko qui exerce un contrôle remarquable sur l’emphase programmatique comme sur l’équilibre pupitral. Sans déperdition d’énergie, le grand effectif affirme un impact puissant où les oppositions de nuance et le retour du Leitmotiv voyagent avec une surprenante agilité.

Moscou est capitale russe depuis cinquante ans, renouant avec son glorieux passé – elle l’avait été pendant près de quatre siècles (1327-1712), avant que l’empereur lui préférât Saint-Pétersbourg, tout juste construite (1703) – lorsque Kirill Kondrachine donne le jour au Concerto en ut # mineur Op.129 offert par Dmitri Chostakovitch à David Oïstrakh. Nous sommes le 26 septembre 1967 et le violoniste, qui crée son cadeau imaginé pour ses soixante ans, n’en a, en réalité, que cinquante-neuf, si bien que l’auteur lui écrirait tout spécialement la Sonate Op.134 l’année suivante. À un effectif nettement moins touffu vient s’ajouter l’excellent Vadim Gluzman, pour une exécution infiniment concentrée. De l’archet il en élève l’âpre mélodie, dans une sonorité formidablement nourrie qui domine la sombre mélopée des cordes. L’humeur n’est pas au sourire, dans cette page d’un musicien fatigué par la maladie et dont les ultimes opus interrogent la mort huit ans avant qu’à sa porte elle frappe définitivement. On admire la perfection des pizz’, à chaque registre des cordes, dans ce Moderato méditatif dont Vassili Petrenko éclaire la lumière contrastée et le geste dru. Selon un goût qui lui est propre, Chostakovitch s’adonne à un jeu de citations tant et si bien intégré à sa verve qu’elles ne se laissent plus guère identifier. Une première cadence solistique prend son envol, en manière de duo pour un seul, pour ainsi dire. Le lyrisme noir du violon solo mène l’Adagio médian vers une tristesse indicible. L’intense présence de Gluzman convie les pupitres – les vents, principalement – au commentaire, si ce n’est au dialogue, dans un élan dont jamais ne s’amenuise la vastitude. Passé la deuxième cadence, dont jamais l’amertume ne rime avec raucité, des quatre cors se détache l’appel solo d’Antoine Dreyfuss. Le dernier chapitre enchaîne deux épisodes, un Adagio à fleur de peau puis un tonique rondo (Allegro) où l’archet soliste mord bravement le généreux Stradivarius, dessus les scansions bondissantes et volontiers déflagrantes de l’orchestre – un final qui laisse pantois !

Après l’entracte la promenade se poursuit, menant l’écoute dix-sept ans après le concerto. Passé le long règne de Brejnev (1964-1983), l’URSS n’en finit pas de finir, dans une succession de présidents déjà âgés lors de leur investiture, surnommés, avec un humour auquel on ne résiste guère, les trois antédiluvionovitch par le dramaturge Tony Kushner (Perestroika, 1992) – à soixante-neuf ans, Andropov siège un peu moins de sept mois, Tchernenko lui succède pour onze mois à soixante-treize ans, quand Gromyko accède au pouvoir le 2 juillet 1985, à l’âge de soixante-seize ans… Le 16 janvier, Mikhaïl Tolpygo (alto), Valeri Popov (basson) et Alexandre Bakhchirev (piano) créent Quasi hoquetus avec lequel Sofia Goubaïdoulina, née au Tatarstan en 1931 [lire nos chroniques de Chaconne, Concerto pour alto, Quatuors à cordes, Kadenza, Musical toys et Die Pilger], se penche activement sur un genre fort ancien, le hoquet. L’entrelac des rôles musicaux, dans l’aura de résonnances campanaires, gagne un relief fascinant au fil de l’interprétation de Stéphane Coutaz au basson, Clémence Dupuy à l’alto et Géraldine Dutroncy au piano.

Si, tout en avançant vers notre temps, le menu est passé du grand orchestre au trio de chambre, le retour du nombre propulse l’auditoire au 24 janvier 1946 et à New York où Igor Stravinsky dirigeait lui-même la première de sa Symphonie en trois mouvements qu’il a conçue en cousant entre elles plusieurs chutes d’autres projets. Patatras, le contraste halluciné du premier mouvement (160 à la croche) s’avère hypnotique dans l’approche musclée de Petrenko [lire nos chroniques du 17 octobre 2014, du 16 octobre 2015, du 28 octobre 2016 et du 4 mai 2018]. Scandé par le piano, le gentil manège de la petite harmonie rencontre l’inflexion gracieuse de cordes en faux ballet, dirons-nous. De fait, l’Andante néoclassique débute dans une inspiration clairement chorégraphique qu’à l’opéra l’on retrouvera dans The Rake’s Progress (1948-51). Nicolas Tulliez donne à la partie de harpe un lustre charmeur, quand la couleur chambriste des cordes et l’arabesque biscornue du hautbois signent un épisode tout d’étrange élégance. Le Finale est enchaîné dans une réjouissante robustesse où se distinguent Florian Schuegraf au tuba et Wladimir Weimer au contrebasson. Pour conclure, la symphonie danse bravement, le vieil Igor lorgnant peut-être même vers Broadway, semble-t-il !

BB