Chroniques

par jennifer dziwinski

Werther
opéra de Jules Massenet

Opéra de Lille
- 19 mai 2006
© frédéric iovino

Et si Werther n’était pas la victime, mais le bourreau ? Voici l’hypothèse de lecture que nous propose Yves Beaunesne dans sa production de l’opéra de Jules Massenet, monté à l’Opéra de Lille et placé sous la direction d’Alain Altinoglu à la tête de l’Orchestre National de Lille. Traditionnellement conçu comme la victime du monde, le metteur en scène choisit pourtant de percevoir le rôle-titre comme un homme d’une violence inouïe, un homme qui, loin de prêter une réelle attention aux autres, ne fait que projeter sur eux ses désirs et ses fantasmes. Ce pouvoir de projection est tel que tout le spectacle ne pourrait être qu’un rêve - ou une rêverie - que fait Werther, comme le suggère la présence constante et plus ou moins lointaine de son lit. Le mobilier descendant lentement sur scène semble dresser le décor irréaliste issu d’un sommeil agité : une maison de poupées, digne de celles des jeunes filles aisées d’autrefois, fait le plaisir des enfants du bailli qui y découvrent des trésors miniatures ou s’endorment bien inconfortablement à l’intérieur.

Le plateau de bois qu’affectionne Yves Beaunesne appartient aux enfants, ici source d’une gaieté propagatrice. Cet élan vital n’a d’égal que celui des femmes qui, par leur détermination mêlée de sensualité, s’avèrent être les véritables héroïnes du spectacle. La musique de Massenet, si féminine, offre un appréciable contrepoint au spleen de Werther. Cette vitalité s’installe aussi sur scène : Sophie (Hélène Guilmette) transporte des fleurs et, de même que sa sœur Charlotte (Nora Gubisch), se révèle une grande dispensatrice de baisers aux petits. Cette effusion joyeuse, Werther (Brandon Jovanovich) la regarde d’un air attendri, sans y participer cependant. Bien que n’étant pas tout à fait sorti de l’enfance, il a perdu la spontanéité qui la caractérise. Il ne saurait s’adresser directement à son aimée : il se place sur le côté, derrière ou devant elle, comme un invalide de la posture amoureuse, jamais face à Charlotte. Pour autant il ne renonce pas à sa maladroite entreprise de séduction et ses marques d’affection sont aussi le signe d’une mainmise sur l’autre : tel le gilet offert qui enserre les épaules de Charlotte tout en signalant à tous l’exclusivité qu’il attend. Ce que Werther a gardé de l’enfance, c’est sans doute son solipsisme : se croyant au centre du monde, il voudrait jouer des gens comme des marionnettes et, par le biais d’abondantes lettres, raffermir son emprise sur les cœurs. Son amour hégémonique n’est jamais loin du sadisme et, lorsque le monde s’avère hostile à ses projets, lorsqu’Albert (Pierre Doyen) obtient la main promise, sa rage destructrice lui fait piétiner un petit cheval oublié sur scène. Comme il brise les cœurs, Werther casse les jouets.

Le corps finit toujours par extérioriser la passion qu’il a trop longtemps enfouie. Ainsi, quand Werther comprend que Charlotte est sensible à son amour, il saisit son corps avec la violence d’un désir irrépressible et le palpe de la façon la plus impudique. Distance paralysante ou proximité outrageante, Werther ne trouve pas d’équilibre. Charlotte au contraire, malgré son statut et son sens du devoir, fait preuve d’une douce sensualité : les cheveux se relâchent, et, comme la bretelle de la robe, glissent sur les épaules, aveu du désir. Son amour offre à Werther un sursaut de vie, à l’image du long baiser final dans lequel il trouve la force de se relever et de renverser son aimée. La femme insuffle sa force dans la bouche, mais ne saurait empêcher la mort.

La mort de Werther ? La plus belle et troublante image du spectacle. Pendant ses derniers instants, Sophie avance en chantant sur le plateau, toute vêtue de blanc comme les enfants-anges qui l’accompagnent. À peine sommes nous ravis par cette vision qu’une trappe la dérobe au regard, soit au monde. Un être s’éteint, une voix se perd : la chute nous fait sentir de manière saisissante la rapidité scandaleuse de ce passage de la vie, de la beauté d’un chant, au néant, au gouffre dans lequel sombre un corps de femme en pleine jeunesse. Cette chute a la brièveté d’un fil qui se rompt. L’effet est d’ailleurs si réussi que Werther n’aurait pas dû se réveiller…

Ce Werther-là n’a rien de commun avec celui que nous connaissons traditionnellement. Sa mélancolie est écrasée par la joie de vivre des autres personnages. Comme cette redingote bleue et cette écharpe jaune qu’il ne porte qu’un instant avant de les abandonner sur le plateau, le Werther de Goethe semble presque laissé au vestiaire. Yves Beaunesne a judicieusement choisi de célébrer la vie et ses forces, plutôt que le désespoir et la mort.

JD