Chroniques

par bertrand bolognesi

Xavier Phillips joue le Second Concerto de Chostakovitch
Orchestre Philharmonique de Radio France, Aziz Shokhakimov

Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 25 novembre 2020
Xavier Phillips joue le Second Concerto de Chostakovitch avec le Philhar'
© dr

Quelques jours après le fort beau programme Mitteleuropa qu’il dirigeait ici-même, Aziz Shokhakimov retrouve les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, en tenue de ville, avec ce concert russe [lire notre chronique du 20 novembre 2020]. Cette fois, chef et soliste arborent vêture moins décontracté que leurs complices des pupitres, peut-être afin de déjouer les circonstances particulières à bouleverser le décorum habituel. De ce décorum oublié l’on se souvient toutefois les légers désagréments : Xavier Phillips aurait-il bénéficié d’un tel silence que celui, si précieux, dans lequel il fait entrer, avec une sensibilité ô combien saisissante, le solo liminaire du Concerto pour violoncelle en sol mineur Op.126 n°2 de Dmitri Chostakovitch ? Rien n’est moins sûr…

La profondeur de thrène violoncellistique, bientôt enveloppé par les cordes graves de l’orchestre, plonge l’écoute dans un doloroso puissant. Le jeune chef ouzbèque souligne d’un relief dense le dialogue avec le soliste, au fil d’un Largo vigoureusement inspiré. Outre le trait de cor solo vaillamment tenu par Antoine Dreyfuss, il faut saluer l’extrême cohésion des contrebasses. Volontairement déséquilibrée, la seconde partie du mouvement amène une danse boiteuse soulignée par les xylophones, qui alterne avec un chant méandreux, comme avorté. Passée la subtile extinction dans le grave, tel un retour aux origines de ce chapitre, le violoncelle amorce le sourire grinçant de l’Allegretto dont les interventions de bois sont parfaitement rehaussées par l’excellent Wladimir Weimer au contrebasson. L’indéniable expressivité de Xavier Phillips [lire nos chroniques du 20 mars 2010, du 31 août 2014 et du 9 avril 2015] dispose ici de partenaires à sa mesure et idéalement complices. Ainsi de l’incroyable duo de cors, dans le sillage des roulements de tambour, façon péplum, à introduire un moment soudain méditatif. Écrite trois ans avant la conception de la Quatorzième Symphonie, l’œuvre en arbore, à plusieurs reprises, le chemin chambriste. On goûte le lyrisme digne du chant violoncellistique lors d’un deuxième Allegretto, troisième épisode relativement contracté du concerto. Menée de main de maître par Shokhakimov, une marche nue surgit alors, brutale après la citation mahlérienne confiée aux cuivres. La tendresse triste conclut l’œuvre, discrètement scandée par un souvenir de danger.

Après cette subtile interprétation d’une page encore assez rare au concert, l’Auditorium de Radio France retentit d’un classique du répertoire. Composés sous l’influence de Vladimir Stassov par Modeste Moussorgski au début de l’été 1874, les Tableaux d’une exposition (Картинки с выставки) forment une suite qui s’inspire de toiles de son ami Viktor Hartmann : c’est un hommage à l’artiste disparu prématurément l’année précédente, hommage qui poursuit la vaste rétrospective montrée à Piter au printemps. Certaines parties de cet opus pianistique seront plusieurs fois orchestrées, avant que soit créée la version presque complète de Maurice Ravel, livrée en réponse à une commande de Sergueï Koussevitski. Depuis sa première à Paris le 19 octobre 1922, cette dernière s’est imposée – pour n’en point bouder la clarté à la fois française et néo-korsakovienne, encore apprécie-t-on grandement la couleur peut-être plus authentique (terme à manier avec des pincettes) de la proposition de Sergueï Gortchakov, concoctée trois décennies plus tard [lire notre chronique du 23 juin 2011]. Il revient à David Guerrier d’ouvrir, à la trompette, la première Promenade, ici hardie mais sans cérémonie. Alternant avec des cordes fougueuses, la petite harmonie fait merveille dans Gnomus, preste et mystérieux, dont Shokhakimov met en valeur des détails que l’on pensait connaître. À une deuxième Promenade toute délicatesse succède l’horizon lointain du nostalgique Vecchio Castello, lovant son imperturbable sicilienne dans la douceur indicible du saxophone et le moelleux des cordes, qui laissent coi. Le bref vrombissement héroïque de la troisième Promenade cède place aux fraiches Tuileries et à leurs garnements facétieux, tandis que l’effort habite le pesante qui s’ensuit, Bydło d’où s’élève un âpre chant de travail. Diaphane, le souvenir de la Promenade, encore traversé par la peine qui précède, se dissout dans le délicieux Ballet des poussins dans leurs coques, ténu, preste et simplement féérique. Puis ce sont le sévère Andante de Samuel Goldenberg et Schmuyle, le foisonnement de Limoges avec ses cancanages de marché, l’impressionnant Largo sépulcral des cuivres (Catacombæ), l’écho du thème de la Promenade gelé dans Cum mortuis in lingua mortua, sévère et recueilli, à l’inverse de la rude férocité de Баба-Яга, redoutable en ses contrastes comme en ses méandres sournois. Une seule réserve quant à la souple majesté de La Grande Porte de Kiev : le peu d’envergure de sa cloche, assez chiche. Sans que cela ternit la qualité de l’exécution, on lui préfère la caresse du choral interstitiel, d’une grâce absolue.

À l’issue de cette soirée, nous tenons pour certain le talent d’Aziz Shokhakimov que les mélomanes alsaciens auront la chance d’entendre régulièrement, puisque le jeune homme prendra ses nouvelles fonctions à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg en septembre 2021.

BB