Chroniques

par bertrand bolognesi

Z mrtvého domu | De la maison des morts
opéra de Leoš Janáček

Oper, Francfort
- 12 avril 2018
De la maison des morts (Janáček) à l'Opéra de Francfort
© barbara aumüller

Il ne saurait être indifférent qu’à un ouvrage aussi rare que complexe les théâtres lyriques européens accordent soudain large audience. Après la reprise à l’Opéra national de Paris de la mise en scène classique de Patrice Chéreau cet automne et la vision de Krzysztof Warlikowski créée le mois dernier à la Royal Opera House (Londres) [lire nos chroniques des 21 novembre 2017, 16 juillet 2007 et 19 mars 2018], l’Oper Frankfurt présente lui aussi une nouvelle approche de la dernière page scénique de Leoš Janáček, De la maison des morts, quelques semaines avant la première de la production de Frank Castorf à Munich (Bayerische Staatsoper, 21 mai 2018). Lorsqu’une œuvre est trop longtemps demeurée dans les oubliettes de l’interprétation, la monté du désir de la montrer, concomitante chez plusieurs directeurs d’institution, guide le hasard, de sorte qu’on la peut trouver à l’affiche de plusieurs maisons au (presque) même moment. Quant à cet opus sévère de 1928 qui vit le jour à Brno le 11 avril 1930, dix-neuf mois après la disparition du compositeur, sa résurrection, pour ainsi dire, ne date pas d’aujourd’hui ; aussi faut-il voir en sa présence assidue sur nos scènes d’autres causes.

De quoi parle le récit inspirateur de Dostoïevski ? De la vie au bagne sibérien, sous l’empire tsariste dont sévèrement la justice punissait le rebelle politique par le travail forcé en compagnie de prisonniers de droit commun. Le livre ne présentait a priori rien qui générât facilement quelque adaptation opératique : pas d’intrigue, encore moins d’argument, sans parler de ces amourettes malheureuses dont le public est fervent. De la maison des morts collecte les confessions, sincères ou mensongères, de criminels avec lesquels l’écrivain vécut près de quatre ans. L’Europe de la seconde moitié des années vingt, par-delà l’entre-deux qu’on se plut à dénommer les années folles, passe des souvenirs cruels de la Grande Guerre à l’angoissante prémonition de la montée des totalitarismes. C’est dans ce contexte que Janáček conçoit son opéra. Quatre-vingt-dix ans plus tard, à quoi ressemble l’Europe qui est la nôtre ? Sans doute est-ce dans cette interrogation que s’inscrit l’actuel regain d’intérêt pour cette œuvre. En ce qui concerne le spectacle de David Hermann, dont plusieurs fois nous avons apprécié le travail [lire nos chroniques de ses Iolanta, Die lustigen Weiber von Windsor, Armide, Die Zauberflöte et L’Italiana in Algeri], c’est encore plus évident !

Loin de s’attacher au decorum attendu, le metteur en scène ouvre le rideau sur un bureau contemporain plutôt chiche où un homme et une femme écrivent sur des ordinateurs portables, détail qui, avec celui d’une lumière plus que discrète (Joachim Klein), complète le tableau d’un lieu sans doute clandestin. De fait, une brigade surgit qui prestement les arrête. Un habile manège de cloisons fait traverser les espaces et invente la distance entre le rapt et la détention – Johannes Schütz signe le décor. On retrouve alors le jeune homme parmi une redoutable assemblée de voyous arborant une combinaison denim. Si le blue jean fit autrefois rêver comme le vêtement venu d’une zone libre du monde, il est désormais l’uniforme réglementaire de l’homme contemporain ; à ce titre, il symbolise une forme de totalitarisme mondialisé – costumes de Michaela Barth. Le Commandant ordonne alors les réjouissances, à savoir l’humiliation de l’intellectuel et même sa torture – il lui brise les mains à l’aide d’un marteau, sous les rires béats de ses gorilles, car ici les détenus sont à son service et valeureusement zélés à tourmenter Goriantchikov. À qui font penser cette barbe rousse spécifiquement pointue, le clin d’œil tradi de la tenue vestimentaire et, surtout, la morgue affichée du personnage ? À Ramzan Kadyrov, bien sûr, grand ami de Vladimir Poutine et, à ce titre, actuel chef de l’État tchétchène de collaboration. Voilà une seconde dimension de la production francfortoise : l’inscription dans l’actualité en général et plus particulièrement dans celle de la Russie, mère patrie de Dostoïevski où se perpètre de nos jours les arrestations pour motifs politiques. Découverte par le public le 1er avril, l’option d’Hermann croise, à quelques jours près, le blocage par le Kremlin de la messagerie internet Telegram, sorte de facebook russe créé par le brillant Pavel Durov, libre-penseur réfugié aux Caraïbes. Dans un tel contexte, l’arrestation de Goriantchikov évoque le contrôle des adresses IP et la volonté autarcique de dominer la toile, tout en rappelant la capture et la condamnation d’Ildar Dadine, emblème puissant de l’oppression exercée par le régime de Poutine sur toute personne osant le critiquer ouvertement. D’une pertinence infinie, c’est, à travers le regard porté sur le grand géant de l’Est, notre permissivité de citoyen que questionne cette production – ce qui se passe là-bas ne peut-il pas se passer ici ?... À la faveur d’une économie cynique faisant bombance des rigueurs qu’elle impose, les mœurs politiques de la deuxième décennie du XXIe siècle se durcissent jusqu’à grossir les rangs populistes : voilà le visage de notre Europe et son odieuse grimace qui n’invite aucun optimisme.

Les ardents défenseurs de cette mise en scène tant réussie que courageuse sont les chanteurs d’une équipe principalement jeune qui compte quelques recrues de l’Opernstudio. Pas d’erreur de casting, chacun est vocalement à sa place. On retrouve avec plaisir le baryton-basse Gordon Bintner en Goriantchikov désemparé, servi d’un timbre plein et d’une projection à juste titre indignée [lire nos chroniques du 19 février 2017 et du 1er février 2018]. Le rôle d’Alieia est confié avec avantage au soprano Karen Vuong, parfaitement crédible en cette incarnation. Un médecin fou domine le camp par la terreur : il s’agit de Louka Kouzmitch, caïd gigantesque vaillamment tenu par l’Heldentenor Vincent Wolfsteiner. À l’abattage sonore et théâtral de la basse britannique Barnaby Rea revient la partie du Commandant. Samuel Levine compose un Vieux condamné presque lunaire au timbre prodigieusement lumineux. Si Johannes Martin Kränzle satisfait en Chichkov, AJ Glueckert donne le frisson, Skouratov dangereusement paranoïaque. Thesele Kemane campe un robuste Pope, dans une insertion surréalisante traversée de sorcières à poil rouge. Saluons enfin Brandon Cedel, très charismatique baryton dont l’émission cuivrée véhicule aisément un Bagnard d’une honnête perversité [lire nos chroniques du 28 novembre 2015, du 25 juillet 2016 et du 26 janvier 2017], ainsi que Barbara Zechmeister qui hante le plateau en Putain désabusée [lire nos chroniques de Rheingold et du Joueur].

D’un son d’abord serti, s’enflant bientôt, et dans un halètement infernal dont jamais il ne se départira, Tito Ceccherini mène la danse avec une résonnance profonde au grand pouvoir évocateur dramatique. Ciselant chaque motif dans l’épaisseur générale de ce roulis d’épouvante, il invite le meilleur de chaque pupitre du Frankfurter Opern- und Museumsorchester. La qualité des nombreux soli tient du miracle ! Tout en cultivant les particularismes de la musique de Janáček, le chef italien, régulièrement applaudi dans celle e notre temps [lire nos chroniques du 8 décembre 2012, du 18 avril 2014, des 2 octobre et 27 novembre 2015, enfin du 17 novembre 2017], affirme une évidente affinité. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit De la maison des morts et moins encore qu’on l’entend dans si adroite lecture. Une soirée mémorable, donc !

BB