Chroniques

par bertrand bolognesi

Alain Bancquart
Musique : habiter le temps

Symétrie (2003) 112 pages
ISBN 978-2-914373-03-6
Alain Bancquart présente sa conception du temps toute personnelle

S'il reste relativement aisé de pouvoir lire ici ou là quelques éléments de biographie ou d'analyse à propos des compositeurs d'aujourd'hui, il l'est moins d'aborder l'atelier du compositeur à travers l'essai par lequel il veut bien nous y laisser pénétrer. Ainsi, Alain Bancquart invite-t-il le lecteur à expliciter une démarche originale, une conception du temps toute personnelle, par ce livre – Musique : habiter le temps –, publié par Symétrie il y a deux ans. Rappelons que Bancquart est né à Dieppe en 1934, qu'il fut, après des études au CNSM de Paris, 3ème alto solo de l'ONF (1961-1973), qu'il dirigea les Orchestres de Régions de l'ORTF l'année suivante et l'ONF en 1975-76, avant d'être inspecteur de la musique au Ministère de la Culture, jusqu'en 1984, et producteur des Perspectives du XXe siècle à France Musique.

À la lecture de son livre, on s'étonnera d'autant moins de la distance qu'il prit délibérément vis-à-vis des institutions comme des chapelles musicales, il y a une dizaine d'années, s'adonnant alors à l'édification d'une œuvre toujours plus foisonnante. Par sa préface à la fois précise et poétique, Franck C. Yeznikian introduit la lecture d'un essai passionnant qui ne se contente pas de disséquer le matériau compositionnel, mais s'évertue d'en éclairer les nécessités et les résonances dans un monde où le sonore est devenu marchand, où la mesure du temps quotidien a changé, où les sacres s'isolent vers des simulacres aliénants. Le musicien amène peu à peu sa propre réflexion sur le temps par des analyses brèves et pertinentes du Quintette en ut de Schubert, ou du fascinant Fragmente-stille, an Diotima de Nono, créateur pour lequel l'engagement politique allait de pair avec un engagement esthétique et dont la gestion du temps extrêmement précise et souple à la fois fécondera la pensée musicale de l'auteur.

Évoquant les musiciens du XVIe siècle qui s'interrogèrent déjà sur ce qu'on appelle aujourd'hui micro-intervalles, Bancquart nous emmène dans l'univers singulier d’Ivan Wyschnegradsky (1893-1979) qui continua le travail amorcé par Scriabine dans la direction de la microtonalité et fut, en quelque sorte, le père fondateur de la musique utilisant les nouvelles échelles sonores et rythmiques. L'ensemble du travail théorique de Wyschnegradsky ne fut porté à la connaissance du public qu'en 1996, avec la publication de La loi de la pansonorité, ouvrage esquissé en 1924, corrigé et augmenté jusqu'en 1953 (ce n'est pas un traité de composition, mais bien plutôt l'exposé d'une doctrine philosophique appliquée à la composition musicale), dont on pourra rattacher la doctrine aux utopies du XIXe siècle, et principalement à [l'une de] celle[s] du philosophe moscovite Vladimir Soloviev, enthousiaste défenseur de la notion de Libre théocratie, et peut-être mis en scène par Dostoïevski dans l'Aliocha des Frères Karamazov. Sur ce sujet, Bancquart aventure quelque peu ses conclusions en omettant la dynamique extraordinaire de la pensée de Soloviev, qui n'a cessé d'évoluer, de se transformer, concentrant son argumentation sur un mysticisme slavophile qui n'occupèrent sa réflexion que le temps de la faire rebondir sur des convictions plus larges.

Quoi qu'il en soit de cet épisode du livre, la présentation de l'apport wyschnegradskien demeure d'une clarté et d'un intérêt indiscutable, annonçant les travaux de Bancquart lui-même, mais aussi de Bruce Mather et de bien d'autres. Aussi singulier que cela puisse paraître à première vue, ceci n'exclue par que l'auteur se pose parfois en exégète de
la pensée boulézienne, tout en réfléchissant sur la fameuse loi de non-répétition chère à Schönberg, avant que d'offrir un brève analyse de son Labyrinthe/miroir – qui suit un hommage constant rendu à la poétesse/épouse Marie-Claire – dont l'exposé du principe compositionnel demeure fascinant.

Enfin, peut-être pour exciter la méditation, nous citerons ce passage : « Si j'avais à donner une définition de la polyphonie – polymorphie –, elle serait la suivante : une réunion, à l'intérieur de la perception de l'auditeur, d'un nombre x de solitudes. »

BB