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Chroniques
Alban Berg
Lulu
Indéniablement, nous avons aimé le travail de Krzysztof Warlikowski, comme en témoignent les archives de notre média. Assurément nous avons applaudi l’emparement sensible des œuvres et son inventivité galopante ; incontestablement nous avons goûté son grand talent – immense, devrait-on dire. Il s’agissait alors d’un Warlikowski à la fois libre et en recherche, d’un artiste incroyablement en marche, d’un poète de la mise en scène qui, vraisemblablement sans le vouloir, ou en tout cas sans qu’il s’en fît un but, bousculait les idées reçues et renouvelait admirablement l’approche du théâtre (parlé et chanté), sans hésiter à prendre des risques qui semblaient alors s’imposer à lui. Hélas, tout cela est bien fini : le « performer » polonais a perdu son inspiration – éteint, le feu sacré.
Cette Lulu filmée à Bruxelles nous le montre courant désespérément derrière lui-même, qu’il laisse d’ailleurs loin sur le bas-côté. Difficile au feu follet de se ranger à un « classicisme » de sa propre façon, qui pourtant s’amorçait dans Věc Makropulos et Król Roger, il y a quelques années [lire nos chroniques du 27 avril 2007 et du 19 juin 2009] : c’est à patiner sur ses redites qu’il usera le matériau de Wedekind et Berg, sans le traiter jamais, sans l’entrevoir même, échouant lamentablement à transmettre quoi que ce soit d’autre qu’une débauche superfétatoire annihilant toute expressivité. Encore échoue-t-il dans quelque interrogation que ce soit de notre aujourd’hui. Cette production de 2012 est tristement soumise à son broie-tout, moulin universel qui de grains divers livre identique farine, à la grande satisfaction d’un public qui croise là tout ce qu’il put entendre auparavant en matière « warlikowskienne », précisément, et d’une critique unanime à laquelle il faudra conseiller de lire Les habits neufs de l'empereur (Andersen) – osons, face à un artiste qui toujours osa et qu’on rencontre aujourd’hui prisonnier de son radotage. Peut-être le problème vient-il de ce que les figures faisant l’ouvrage sont trop proches de celles de son armada personnelle. Dans Médée, nulle proximité de ce type ne dressait ses pièges au créateur [lire notre critique du DVD].
Par cette outrance continue Paul Daniel paraît avoir été invité à édifier une fosse d’une étonnante sobriété. Le contraste est saisissant entre ce qui se passe sur le plateau et ce que fait entendre l’Orchestre symphonique de La Monnaie : ce Berg-là est inconsidérément aseptisé, sans tension, parfois même décoratif. Certes, voilà qui repose de ce qui est donné à voir, mais dénature considérablement l’œuvre.
Deux plaisirs, pourtant, dans ce DVD : les chants somptueusement portés et souples de Natascha Petrinsky, Comtesse Geschwitz d’une suavité troublante, et d’Ivan Ludlow, Dompteur et Athlète au gosier solide et à la présence fascinante, luxueusement distribué dans de tels rôles. Le reste du cast est plus qu’inégal, avec le Schigolch crié de Pavlo Hunka, le timbre effroyablement acide de Frances Bourne (Habilleuse, Lycéen et Groom) et l’Alwa vertigineusement instable de Charles Workman, plus à son aise dans les phrases courtes mais vocalement dépassé dans les élans plus lyriques. Au chapitre des bonnes choses, saluons l’irréprochable Albrecht Kludszuweit (Prince et Majordome), d’une saine clarté, la belle assise grave et l’extrême précision d’intonation du ténor Tom Randle en Peintre, enfin Dietrich Henschel qui retrouve en Schön cette couleur particulière que l’on avait crue perdue, et surtout une attaque plus sûre.
Lulu ?...
Bien qu’ici tout concourt à empêcher le spectateur de dissocier ce qui compose le personnage, il faut avouer que, par-delà un certain art des pointes et une présence corporelle flatteuse, Barbara Hannigan, pour posséder les suraigus que requiert la partition, souffre d’un grave aigre surmonté d’un médium terne, et qu’elle accuse des attaques trop peu souvent justes, la plupart du temps fort approximativement miaulées – quoique nettement meilleure que celle de Patricia Petibon, cette prestation vocale est très loin en-deçà de celle de Laura Aikin [lire nos chroniques du 4 août 2010 et du 20 avril 2009]. Plus que tout, et plus que ce kitsch jonché de petits dunkerques signé Warlikowski (à qui l’on souhaite de retrouver un jour ses heureuses catharsis), c’est Hannigan qui exaspère et finit de ranger ce produit au rang des pires – sauf à rechercher d’autres émois, peut-être, que l’onaniste honnête trouvera dans des publications audiovisuelles spécialisées.
BB