Chroniques

par bertrand bolognesi

André Jolivet – Edgar Varèse
pièces et transcription pour piano

1 CD ALM Records (2012)
ALCD-9125
Le pianiste Ysuke Ishii joue André Jolivet et Edgar Varèse

Cet étonnant jeune pianiste japonais, dont la discrète virtuosité flamboie comme aucune autre, nous le découvrions il y a quelques jours grâce à un concert Jacques Lenot ; il s’y produisait aux côtés de l’ensemble Multilatéral, donnant deux pièces du musicien fêté ce soir-là, mais encore Mana d’André Jolivet [lire notre chronique du 8 octobre 2012], compositeur qu’il joue volontiers et qui lui portait chance au Concours International Piano XXe Siècle d’Orléans où, après le Prix Nadia Boulanger en 2008, il remportait deux ans plus tard le Prix Jolivet.

Avec ce fort beau CD gravé dans son pays d’origine il y a six mois, Ysuke Ishii parcourt avec maestria l’œuvre pianistique de Jolivet, qui croise le chemin et la pensée d’Edgar Varèse, comme ce programme nous le rappelle à travers la transcription pour piano solo d’Octandre (1923), réalisée en 2001 par le compositeur madrilène José Manuel López López (né en 1956). C’est souligner les échanges de Varèse et Jolivet entre les deux guerres, l’influence du premier sur son élève, la fascination commune pour l’art ethnique, mais aussi l’adaptation de l’œuvre par l’élève lui-même, pour quatre mains – selon Hilda Jolivet, citée par Lucie Kayas [lire notre critique de l’ouvrage]. On goûte d’emblée les grands contrastes déployés dans Assez lent et une pédalisation judicieusement dosée qui laisse percevoir, plus peut-être que l’original pour huit instruments, la proximité des Viennois. L’autorité percussive de l’interprète anime une présence quasiment campanaire, à laquelle répond le mouvement central, Très vif et nerveux, dont dextérité et clarté réanime les timbres. Tout juste perd-t-on une certaine distorsion du tempérament. Enfin, l’opiniâtreté formidable du martellement final (Grave) fait son effet.

Yusuke Ishii connaît bien le répertoire contemporain. Après avoir étudié à l'Université de musique de Kunitachi (Tokyo), il est venu se spécialiser au CNSM de Paris où il obtint en 2006 son diplôme d’écriture et, en 2010, celui d’accompagnement de chant. Il fut également l’élève d’Hortense Cartier-Bresson à Boulogne [lire notre chronique du 20 mai 2005] et participait en 2009 aux Centre Acanthes (Metz) et, les années suivantes, aux académies de l’Ensemble Modern (Francfort et Innsbruck). Outre de jouer les œuvres de Lenot, Matalon, Pesson, etc., il est lui-même compositeur.

Hommage à Bach, dans un dessin qu’on pourrait rencontrer chez l’Allemand Hindemith, Invention, premier mouvement des Trois Temps de Jolivet (1930) partage avec Luigi Dallapiccola et Sándor Veress un goût pour les formes anciennes. La présente approche en magnifie la clarté dans une saine énergie. Après l’inflexion délicatement inspirée d’Air, les doigts d’Ishii bondissent dans la danse « jazzo-baroque » du Rondeau. Bref mouvement tournant sur lui-même, les Danses pour Zizou (1934) se souviennent de la Sarabande sur le nom d’Erik Satie conçue neuf ans plus tôt. Sans doute pourrait-on nuancer plus, voire sculpter plus, cette page. En 1935 naissait Mana, inspiré par six objets offert par Varèse avant de partir pour toujours aux USA. Aigu scintillant et amble âpre de Beaujolais, dureté de L’oiseau, sèche Princesse de Bali qu’on jurerait guerrière, par-delà le raffinement extrême de l’aigu, Chèvre cinglante comme un élan de tempête sur un sable brûlé ; enfin Pégase méchant à en frémir, furioso, précédé d’une Vache lunaire, dans une sonorité rêveuse.

La méditation secrète ouvrant Cosmogonie (1938) est bientôt habitée d’un son brillant à la verve cruelle. S’y mêleront danse mélancolique, réminiscences des Gymnopédies (Satie, toujours), égrènement guitaristique d’accords (ou harpe ou luth ?) et, pour finir, un ostinato parfaitement égal. On admire la conduite savante de la nuance et les choix de frappe de cette version. L’héritage de Satie se fait plus encore sentir dans l’Étude sur des modes antiques (1944), jouée dans une tendresse un rien mouillée, caressant ici l’intérêt du compositeur pour la musique indienne, comme son grand aîné Maurice Emmanuel.

À New York, le 26 septembre 1945, trois semaines après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, disparaissait Béla Bartók : c’est à la mémoire du grand compositeur hongrois qu’André Jolivet écrit dans la foulée sa Sonate n°1, fruit d’une dense réflexion théorique d’un musicien alors en crise et des analyses d’Ernő Lendvai. Yusuke réinvente magistralement les couleurs de l’Allegro à deux sujets, redoutablement virtuose, qu’il affirme d’une modernité décapante. La veine incantatoire s’exprime dans l’épisode médian (Molto lento), danse molle souverainement respirée. Après le bref récitatif schönbergien Largo, l’ultime mouvement se mire dans l’Allegro barbaro Sz.49 de Bartók (1911) et le Sacre du printemps de Stravinsky (1910-13) dont il emprunte la scansion en crescendo ainsi que le geste final, à l’emporte-pièce, à l’instar de Boulez dans sa Sonatine pour flûte et piano de Boulez (1946). Saluons-en la magistrale interprétation.

BB