Chroniques

par bertrand bolognesi

Arnold Schönberg
Pierrot lunaire Op.21, version française

1 CD Klarthe records (2024)
KLA 143
Un nouveau PIERROT de Schönberg... en langue française !

Le cheminement pourra sembler quelque peu étrange… En 1884, l’éditeur parisien Alphonse Lemerre publie cinquante poèmes du Louvaniste Albert Giraud, réunis sous le titre Pierrot lunaire, rondels bergamasques, qu’il met à disposition en sa libraire du passage Choiseul. Le poète poursuit l’aventure trois ans plus tard avec Pierrot narcisse qui paraît chez l’éditeur belge Paul Lacomblez, puis, en 1898, par Héros et pierrots aux éditions françaises Fischbacher. Entre temps, le dramaturge Otto Erich Hartleben publie, au très éphémère Verlag deutscher Phantasten de Berlin qui en tire à peine une soixantaine d’exemplaires, sa traduction allemande de Pierrot lunaire, en 1892. Une décennie s’écoule avant qu’un certain Arnold Schönberg, fort de son expérience au cabaret berlinois du Silésien Ernst von Wolzogen, l’Überbrettl dont il fut pour un temps le directeur musical et auquel il livra quelques pages, décide de mettre en musique, sur un mode qui n’aurait rien à voir avec le traditionnel cycle de Lieder ou quoi que ce soit que l’on pût rattacher à un genre connu, vingt-et-un des cinquante poèmes traduits.

Outre un instrumentarium alors étonnant de cinq musiciens – flûte (et piccolo), clarinette (et basse), piano, violon (et alto) et violoncelle –, le compositeur convoque une voix à laquelle confier une écriture en Sprechgesang, soit un chanter-parler fort novateur bien que son origine remontât à la Renaissance florentine – Giulio Caccini, dans Le nuove musiche (1602), demande au chanteur de parler musicalement. De fait, ce n’est pas à une cantatrice que Schönberg destine sa partition mais à la comédienne viennoise Albertine Zehme qui, le 16 octobre 1912 à Berlin, s’en ferait la diseuse lors de la création mondiale.

Et voilà qu’au mois de juin 2022, à la veille de fêter les cent cinquante ans de la naissance de Schönberg (1874-1951), un ensemble instrumental français, Op.Cit, enregistre l’œuvre dans une nouvelle traduction française réalisée par son chef, Guillaume Bourgogne : ainsi le Pierrot de Giraud, après avoir été germanisé par Hartleben, se trouve-t-il dégermanisé sans pour autant revenir à l’original dont l’expérience a démontré qu’il ne saurait sonner avec la musique du Viennois… nous vous avions prévenus : le cheminement n’est pas des plus simples. Qu’en est-il donc de ce disque pressé par Klarthe qui le met dans les bacs en 2023 ?

D’abord, il faut savoir que cette galette possède la particularité de se présenter en deux parties : pour commencer, les trois chapitres de chacun sept numéros, dits-chantés par Jessica Martin Maresco ; puis la même chose mais sans voix – avis à qui aurait toujours rêvé de mesurer ses velléités déclamatoires à la musique de Schönberg… en quelque Unter der Dusche Kabarett. Ensuite, nous sommes heureux d’y entendre plusieurs musiciens souvent appréciés par ailleurs, au sein d’autres ensembles. Ils assurent une qualité musicale certaine, au service de cette œuvre essentielle qui, depuis toujours, nous est chère – la flûtiste Sabine Tavenard, le clarinettiste Christian Laborie, la violoniste Albane Genat, le violoncelliste Nicolas Cerveau et la pianiste Claudine Simon. Enfin, retrouver Guillaume Bourgogne, chef à la fois précis et inspiré, est une grande joie [lire nos chroniques du 23 novembre 2007, des 16 et 23 février 2014, du 11 juin 2017, des 11 juin et 14 décembre 2017, du 13 décembre 2018, du 21 novembre 2020, du 3 février 2021, du 12 mars 2022, du 13 septembre 2023 et du 26 avril 2024, ainsi que notre critique du CD Portulan de Tristan Murail].

Mais si nous saluons la prise de son efficace de Max Bruckert et son rendu idéalement équilibré, avouons être nettement moins séduits par Jessica Martin Maresco dont il n’est pas loisible de déterminer en quelle langue elle s’exprime (c’était bien la peine de traduire). Outre ce désagrément qui n’est pas des moindres, un impact cruellement éthéré et le mode exclusivement minaudier auquel elle recourt d’un bout à l’autre ne sauraient satisfaire à Pierrot lunaire qui n’est assurément pas que cela.

BB