Chroniques

par jorge pacheco

Claude Debussy
Quatuor Op.10 – Danses – Trio en sol majeur

1 CD Fuga Libera (2012)
FUG 595
Claude Debussy | œuvres pour cordes

Fuga Libera fait paraître un CD consacré à la musique de chambre de Claude Debussy, pages souvent méconnues et facilement étiquetées de « péchés de jeunesse » – à l'exception, bien entendu, du célèbre Quatuor en sol mineur –, ici confiées au prestigieux Quatuor Danel. En plus de l’opuscité, fer de lance de l'enregistrement, les quartettistes offrent deux versions des Danses (la très rare version originale pour harpe chromatique, quatuor à cordes et contrebasse, ainsi qu'un disgracieux arrangement qui donne au piano le rôle de la harpe) et le Trio en sol majeur pour violon, violoncelle et piano, éternellement sous-estimé.

Dès les premières mesures le parti pris s’affiche : nulle trace de langueur romantique ni de brume impressionniste dans la vivacité des rythmes et du phrasé. Convaincue et convaincante, la lecture du Quatuor cherche avec cohérence une clarté des lignes qui montre un Debussy probablement plus en rupture avec le romantisme qu'il ne l'était à l'époque (rappelons que l'œuvre fut crée à Paris en 1893), mais qui a le grand mérite d’éclairer sur ce que son œuvre de jeunesse a de visionnaire. Détaché et d'une véhémence qui n'échappe pas à une certaine brusquerie, le jeu met volontiers en avant la définition des lignes au détriment d'une sonorité d'ensemble. Dans ce contexte, la beauté et la perfection du son de chaque instrument frappent l'oreille, ainsi que la complicité des interprètes et la cohésion du phrasé. Malheureusement, la prise de son, volontairement sèche et directe, laisse entendre de nombreux sons parasites (respirations, grincements, etc.) presque au même titre que les instruments, ce qui gêne énormément la première écoute (un peu moins les suivantes, lorsque l'oreille s'y habitue).

Les deux Danses (Danse sacrée, Danse profane), que nous écoutons d'abord dans leur arrangement pour quintette à cordes et piano, doivent leur existence à une commande faite à Debussy par la maison Pleyel d'une œuvre de chambre devant inclure dans son effectif une harpe chromatique, instrument conçu dans le but de surmonter les difficultés que l'harmonie post-wagnérienne posait à la harpe à pédales, mais qui ne réussit jamais à détrôner cette dernière. Malgré sa date de composition (1904 ; il ne s’agit donc pas d’une pièce de jeunesse), ce diptyque ne figure guère, même dans une version aussi dévouée que celle des Danel, parmi les pages les plus passionnantes du créateur de Pelléas. La Danse sacrée, qui ne ressemble pas vraiment à une danse, livre quelques belles phrases méditatives parfois proches des Gymnopédies (Satie), sans réussir toutefois à se débarrasser d'une certaine lourdeur dans le phrasé. La Danse profane est à situer dans une impasse entre rythme ternaire très défini et harmonies plus vaporeuses, déjà bien dans le style du compositeur. Exercice d'un grand intérêt, la comparaison avec la version originale pour harpe, donnée ensuite, favorise sans hésiter cette dernière. Ce qui est lourdeur et rigidité au piano se fait légèreté et souplesse à la harpe, changeant d'un seul trait le jeu du quatuor, immédiatement plus doux et attentif aux nuances. Sous cet angle, la partition est beaucoup plus engageante et, bien que loin des sommets que Debussy devait produire par la suite, elle ne semble plus démériter dans son vaste catalogue. Il suffirait d'oublier cette version avec piano, sans doute produite pour des raisons « commerciales », qui semble plus porter atteinte à la réputation de l'œuvre qu'inciter à la jouer.

Bien qu'écrit à l'âge de dix-sept ans, le Trio à cordes est plus riche en idées que les deux Danses. Une certaine naïveté dans le développement mélodique, et les quelques redites qu'on a profusément soulignées, ne gâchent pas le charme de cette partition où bouillonne déjà la personnalité du jeune maître. La pièce explore force touches du génie de Debussy, comme la fin exquise et on ne peut plus délicate du premier mouvement. Dépourvue de sentimentalisme, l'interprétation rend pleinement justice à la légèreté de ces pages de jeunesse, images des salons parisiens fin de siècle où régnaient Delibes et Massenet. La délicatesse est le maître mot de cette version originale et engagée.

Les propos de Michel Stockhem dans la brochure du CD informent avec érudition sur le contexte de la création des œuvres ainsi que sur leur interprétation, sans négliger de savoureuses anecdotes qui ne se refusent pas. Disons-le : sans doute s’agit-il d'un enregistrement indispensable pour les passionnés de Debussy et fort recommandable pour les amateurs.

JP