Chroniques

par bertrand bolognesi

Dai Fujikura
musique de chambre

1 CD Minabel (2013)
MIN 100
Sept pièces chambristes de Dai Fujikura en live, écrites entre 2005 et 2011

Ne vous y trompez pas : si Dai Fujikura se penche sur des références au monde animal, ce n’est pas dans le sillage de ces pieux chants à la nature rencontrés dans la culture de son pays natal. Au contraire, comme déjà nous l’avions souligné dans une précédente chronique [lire notre critique du CD Secret forest], le compositeur britannique s’impose a contrario d’un japonisme qui, semble-t-il, pourrait bien l’agacer en ce qu’il restreint le prisme à travers lequel aborder son œuvre. Si les formes observées dans la nature le fascinent, de même que la synchronisation de certains mouvements ou la précision géométrique qu’elle vérifie, « Fujikura n’est pas Messiaen », rappelle la notice de Miranda Jackson : « dans sa musique, les oiseaux chantent des mélodies qu’il veut faire entendre et non les leurs qu’il aurait relevées ». Et à vouloir chercher quelque source environnementale à son inspiration, c’est bien plutôt dans l’agitation de la ville qu’il la faudra trouver, loin des jardins publics et des forêts, lieux quasiment interdits au musicien souffrant de diverses allergies.

Flare (2010), qui donne son titre au disque, est un mouvement de quatuor à cordes d’une quinzaine de minutes, surgi du souvenir d’un feu de camp : le vol des étincelles et des copeaux d’écorce incandescents qui sillonnaient la nuit noire et la magie de la combustion se sont imprimés dans la mémoire de l’enfant. Nous le découvrons sous les archets du Quatuor Arditti, dans une captation live de septembre 2012 – de fait, tous les enregistrements de ce CD sont des live. D’emblée l’attaque est touffue, pourvue d’un relief truffé d’accents incisifs, voire explosifs. Rien qui s’installe, cependant : Fujikura transforme et invente sans cesse. Après une courte partie d’harmoniques au lyrisme latent, étouffée dans les graves, une troisième section s’ouvre dans des battues concentrées qui défient le tempérament. Sans relâche se succèdent les événements. Des rythmes insaisissables bondissent d’un pupitre à l’autre, pizzicato, ponctués de quelques silences. De grandes phrases généreusement vibrées gèlent ensuite la réminiscence du feu. Au deuxième tiers, de petits miaulements hésitent, mezzo-piano, bientôt en surplace autour d‘une seule note dont s’oxyde le timbre. La surprise vient d’une mélodie joueuse à l’accent chatoyant, dans une couleur claire, presque « française », qu’emporte un pas plus tonique, à la limite de la danse. De nouveaux froissements radicalisent la moire et mènent à un échange « spectralisant », tentation néotonale vigoureusement avortée. Dans une interprétation moins acide, sans doute l’énigmatique balançoire conclusive (sur un ton) gagnerait-elle une lumière plus subtile encore.

À l’heure où plusieurs orchestres et maisons d’opéra créent leur propre label, par-delà l’industrie discographique en péril, c’est toute une économie qui se trouve remise en question… au point que les compositeurs s’y mettent. Ainsi Jacques Lenot inaugurait-il le volume 1 de L’Oiseau prophète il y a quelques mois [lire notre critique du CD], à l’instar de Dai Fujikura qui, depuis deux ans, grave son œuvre via Minabel dont Flare est le tout premier opus. Il fait belle part aux pièces pour cordes, avec le trio Scion stems (2011), le duo violoncellistique Dolphins (2010) et Flux pour alto (2007).

Scion stems s’appui sur la division du spectre sonore par voie électronique. « Je voulais commencer dans une texture que la musique transformerait en toutes sortes de textures différentes », explique l’auteur. Le Trio Zilliacus/Perssons/Raitinen offre une lecture contrastée de cette page brève et foisonnante. Mari Endo et Kenji Nagaki jouent le tendre Dolphins comme une paire de dauphins s’observant et réagissant l’un à l’autre, en jumeaux qui s’échangent la fin de leurs phrases. Masquer la typicité d’un instrument par le nouvel usage qu’il en prescrit est assez habituel pour Fujikura, ce que ne vient guère contredire l’alto de Flux que donne Johanna Persson. Devenu l’un des mouvements d’Okeanos pour ensemble (2010), épisode servi par une clarinette solo, Sakana (2007) fut d’abord écrit pour le saxophoniste Masanori Oishi, saxophone en partie convoqué pour des qualités d’extrême douceur.

Et puisqu’il s’agit de souffle, enchaînons ce parcours subjectif par But, I fly (2005), commande de l’ensemble vocal japonais Vox Humana qui l’interprète sous la direction de Ryuta Nishikawa. Avant d’être le traducteur anglais du livret conçu par Saburo Teshigawara pour Solaris [lire notre chronique du 5 mars 2015], le poète Harry Ross fut le librettiste de ces dix minutes chorales – on le retrouve dans les années qui suivent : accompanying Franz pour voix seule (2008), Love excerpt pour voix et piano (2009), Away we play pour deux soprani et alto (2010). « Le propos de Ross – un papillon se détachant sur un ciel de juin – pourrait bien avoir été écrit par un poète japonais » (notice). L’on perçoit un élan subtilement rythmé, qu’on n’osera pas franchement dire figuratif, toutefois, dont le battement laisse opaque le texte anglais.

Vent et cordes, pour finir, avec Halcyon pour clarinette et trio (2011), dont l’écriture des timbres est tant adroite que les premiers entrelacs favorisent le doute, dissipé par les sections suivantes : volubile méditation de clarinette sur fausse mandoline, arrêt sur image dans des tenues soulignées en harmoniques, ramage enthousiaste d’où peut-être s’échapperait quelque martin-pêcheur (halcyon), etc. Les dernières minutes oscillent librement dans une septième indécise. La subtilité de conception des œuvres réunies invitent à en découvrir bientôt d’autres…

BB