Chroniques

par bertrand bolognesi

Daniel D’Adamo
The Lips Cycle

1 CD La Buissonne (2020)
YAN 008
The Lips Cycle, cinq pièces de Daniel d'Adamo, comme autour de la bouche...

Couleurs claires (moutarde pâle, purée de goyave, taupe endormie, ciel fatigué, cannelle…) et formes flottantes – d’emblée l’on reconnaît le travail du peintre Philippe Thouvenot, illustrateur de la collection Cuicatl dont le concepteur graphique est Lucas Linares. Cette collection dédiée à la musique de notre temps est éditée par le label La Buissonne. Le présent album se concentre sur une seule œuvre qui s’édifie en cinq pièces indépendantes, trois Transitions, « miniatures acousmatiques » (précise le musicien) venant articuler leur succession dans la suite ainsi formée.

C’est par Lips, your Lips que tout a commencé. Nous sommes en 2010, le compositeur argentin Daniel D’Adamo est dans une chambre d’hôtel à São Paulo où, privé de papier à musique, d’instrument et même d’ordinateur, il imagine d’inventer de la musique avec le minimum qui demeure : sa propre bouche. « J’ai expérimenté l’émission vocale totalement silencieuse d’un texte improvisé, le prononçant de manière extrêmement détaillée, épelée, mais tout en évitant que les cordes vocales ne se mettent à vibrer », dit-il. Créé en février 2010 à Reims, Lips, your Lips est conçu pour mezzo-soprano et électronique. Nous y retrouvons avec plaisir Isabel Soccoja, une artiste proche des créateurs et toujours prête à leur prêter sa voix ou à servir un répertoire encore récent [lire nos chroniques du 13 avril 2003, du 30 novembre 2005 et du 1er février 2013]. Les quelques mots en langue anglaise qu’elle prononce comme très près du micro s’enveloppent bientôt d’une aura lyrique où la voix se tisse dans un elle-même démultiplié et troublant – elle-m’aime ?... Une vigoureuse palilalie s’ensuit jusqu’à l’emphase, abandonnée soudain à la faveur d’une brève section finale plus chantée qu’un ultime chuchotement conclut.

Après les confins rythmiques du silence subtilement manipulés par Transition 1, une flûte alto, tenue par Nicolas Vallette, rejoint la voix dans Keep your furies, immédiatement précipité dans une inquiétude haletante qui de la bouche fait essentiellement appareil percussif. Dans une expressivité fiévreuse, la richesse du jeu d’écho fascine l’écoute, comme ce texte qui jamais ne se laisse saisir, sorte de souvenir de texte qui va très vite – un je-ne-sais-quoi de Berio, peut-être, plus sûrement d’Aperghis, quand le halo particulier de la partie flûtistique se situe à la croisée de l’électronique et de l’aspect le plus chanté de celle du mezzo. Passée une brève extinction plus sèche, une sorte de comptine psychotique achève Keep your furies, créé à Marseille en 2012.

Un an plus tard, Tours accueillait la première mondiale d’Air lié, troisième épisode du cycle, cette fois dévolu à la flûte et à l’électronique. L’infinitude rêvée du souffle (Nicolas Vallette, toujours) s’y trouve magistralement conjuguée, tour à tour propulsée par des effets d’attaque, relayée par la machine qu’elle a nourri – stimuli du nourrisson à produire le lait maternel qui le comble – ou encore entraînée en un irrésistible volettement. Le toucher-l’oreille du dernier pas est prolongé par Transition 2 qui vient laver, pour ainsi dire, ce qui des pages précédentes pouvait demeurer en mémoire. Le quatrième chapitre du Lips Cycle fut composé en 2016. Il réunit la voix, la flûte alto, l’alto et la harpe, ainsi que l’électronique, immanquablement. Avec cet instrumentarium plus étendu, D’Adamo enrichit sa palette de rondes pluies harpistiques, confiées à Élodie Reibaud, et de singuliers frémissements d’archet, dans la main de Laurent Camatte [lire nos chroniques du 19 novembre 2019 et du 23 janvier 2021, ainsi que notre critique CD]. Traum-Entelechiæ puise chez Leibniz une aspiration peut-être métaphysicienne, ici active et musclée telle une forge obstinée. L’inflexion de la langue allemande induit une dynamique renouvelée, une couleur distincte.

À l’issue de Transition 3, un rien plus vocal que ses deux aînés, Fall, love letters fragments pour mezzo-soprano, harpe et électronique, ultime volet de l’œuvre, explore la correspondance amoureuse entre la poétesse Vita Sackville-West et la romancière Virginia Woolf. Ici, le pincement des cordes (Élodie Reibaud) et les prières incantatoires du désir, magie spéculaire, sont autant de caresses à distance. Libre, le scintillement, d’abord fébrile d’enthousiasme, s’évade dans une convexité dictionnelle bouleversante. The Lips Cycle ou Le plus raffiné des rendez-vous avec un musicien-charmeur [lire nos chroniques de La haine de la musique et de Kamchatka, ainsi que notre entretien de janvier 2017].

BB