Chroniques

par françois-xavier ajavon

Dave Brubeck
mélodies

1 CD Naxos (2005)
8.559220
Dave Brubeck | mélodies

Dave Brubeck a connu une notoriété mondiale à partir de la fin des années cinquante avec son jazz élégant, accessible, et son swing original marqué par un sens de la rythmique très diversifié. Au début des années en question, il fonde le fameux Dave Brubeck Quartet avec notamment le saxophoniste Paul Desmond, et en 1958 sort son plus grand succès discographique, Time out, comportant les tubes internationaux Blue rondo à la Turk et surtout Take Five. S'en suivra une pléiade d'albums jazz et de concerts du même métal, tout autour du monde, pendant plusieurs décennies.

Ce que l'on sait moins du White-jazzman Dave Brubeck, c'est qu'il n'a pas appris la musique sur le piano désaccordé d'un tripot clandestin de Chicago, mais en France, auprès de Darius Milhaud et brièvement auprès d'Arnold Schönberg. On peut surtout mesurer avec le recul l'influence de l'univers du père de La création du monde, pleine de syncopes et de rythmes furieux, sur l'imaginaire musical du jeune Brubeck. Ce dernier, outre son abondante production dans le jazz – plus d'une centaine d'albums environ –, a construit au fil des ans un catalogue de musique classique plutôt consistant, mais assez peu représenté au disque et au concert, dont une douzaine de messes, cantates et oratorios divers, une pléiade de pièces pour piano seul, plusieurs musiques de ballet et une étrange relecture du West Side Story de Leonard Bernstein.

Par ce disque, la collection American Classics de Naxos vient compléter notre connaissance de la production sérieuse de Brubeck par un Songs book inattendu de quatorze chansons avec accompagnement pour piano, interprété par le ténor Jean De Haan, le soprano Jane Giering-De Haan, avec au clavier Cliff Jackson et le grand Brubeck lui-même pour la moitié du recueil.

Partie émergée d'un iceberg toujours inédit de nombreuses autres chansons, ce recueil de songs aux styles très variés nous révèle un Brubeck touche-à-tout, capable d'évoluer dans des univers classiques complexes (à la limite de l'atonal), dans le swing syncopé du jazz, comme dans la love song américaine (genre que je ne déprécie pas le moins du monde… et dont le style un peu crooner de Jean De Haan sait parfaitement rendre justice). Un thème sous-jacent semble se dégager, cependant, de cette diversité : celui de la nostalgie de la jeunesse (le splendide Once when I was very young qui ressemble à une folksong anglaise à la sauce Britten ou Percy Grainger) ou encore la nostalgie des amours perdus (le très délicat Don't forget me, avec ses accents discrets d'Erroll Garner, ou encore So Lonely, cri de douleur de l'homme solitaire, et le très doux There'll be no Tomorrow à la longue introduction pour piano qui peut faire songer à Chopin. Il faut aussi écouter la majestueuse All my love, déclaration d'amour simple et généreuse sur un tapis de musique originale ne voulant ou ne sachant se décider entre classique et jazz. Dave Brubeck semble attacher à l'écriture de ces songs une importance toute particulière, car il ne confie pas l'écriture des textes à n'importe qui, mais outre lui-même à sa petite famille (sa femme Lola et ses enfants). Il nous permet aussi, sur quatre chansons, de découvrir la poésie peu connue en France de Langston Hughes, écrivain noir américain rattaché à la Harlem Renaissance des années vingt.

Ce disque nous démontre que Dave Brubeck (85 ans cette année) s'impose comme un compositeur américain de premier plan, n'appartenant ni au jazz ni au classique, mais parvenant à transcender les genres. Le livret comporte une présentation un peu courte (en anglais et en allemand), ainsi que les textes des chansons (exceptés ceux signés par Hughes pour de sombres raisons de copyright). L'enregistrement digital de 2004 est sans reproche.

FXA