Dossier

propos recueillis par bertrand bolognesi
paris – 8 janvier 2014

David Greilsammer
portrait d’un pianiste hors normes

Directeur artistique du Geneva Camerata, artiste en résidence à l’Opéra-Théâtre de Saint-Étienne, le pianiste et chef d’orchestre David Greilsammer concocte des programmes à comprendre comme des concepts. Ils transmettent avec passion une démarche originale : « faire de beaux concerts est une chose importante, mais pas forcément la plus importante.En tant qu’artistes, nous devons également contribuer à la création, à l’innovation, à l’avancement et à la liberté d’esprit. C’est ainsi que nous pourrons nous inscrire dans le temps. En croisant sans complexe Rameau, Glass, Händel, Cage, Scarlatti et Feldman, ce musicien nous en dit long sur l’écoute et l’ouverture d'esprit – des oreilles.

le pianiste David Greilsammer rencontre le musicologiue Bertrand Bolognesi
© julien mignot

Louons tout d’abord sa faculté à imaginer des projets audacieux qui osent confronter les époques, les instruments, les genres. Ainsi sa fascination pour Mozart ne l’éloigne-t-elle pas des compositeurs des XXe et XXIe siècles, comme en témoigne la saison du Geneva Camerata (GECA). Qu’y remarque-t-on ? D’abord la présence de cinq créations, dont Uruk, la nouvelle pièce du jeune compositeur suisse Martin Jaggi, avec une nouvelle œuvre commandée par GECA et donnée à trois reprises. Ensuite, la cohabitation de pages de Beethoven, Haydn, Lully et Purcell avec des opus nettement plus rares de Franz Benda, par exemple, ou de Luigi Boccherini, mais encore avec des œuvres signées György Ligeti, Salvatore Sciarrino, Elliott Carter ainsi que les nouvelles pièces pour effectifs variés de Brice Catherin, Núria Giménez Comas [lire notre chronique du 13 avril 2013] ou Matan Porat.

D’où vous vient cet art de programmer ?

Une partie de mes études s’est faite à la Juilliard School (New York), institution très ancrée dans le XIXe siècle.J’ai grandi dans les pages de Beethoven et Chopin, considérées là comme forcément supérieures à celles de Händel ou de Rameau. Dans cet univers ultra-romantique, les seuls « baroques » étaient Bach et Scarlatti. Des amis m’ont fait part de leur grande émotion à la sortie de représentations d’opéras de Rameau ou de Lully. J’eus alors besoin d’investiguer plus ce monde-là, de me faire ma propre culture. Un monde nouveau s’ouvrait, qui m’a d’emblée passionné ! Du baroque français, je suis allé vers les Italiens. Monteverdi, Cavalli, quelles merveilles !... Ce fut une grande révélation pour moi, une sorte de coup de pied qui me donna envie de me dévouer à cette musique. Au même moment (il y a environ dix ans) survint la rencontre avec plusieurs jeunes compositeurs. Bien sûr, à l'époque je n’étais pas fermé aux œuvres du XXe siècle, mais sans plus. Je commençais alors à diriger de petites formations avec l’expérience des instruments anciens et à géométries variables. La musique contemporaine fut un nouveau bouleversement, absolu !

En bref, Pierre Boulez d’un côté et Claudio Monteverdi de l’autre : ainsi se construisit votre personnalité ?

Oui, et je me suis mis à l’investir, à l’expérimenter au fil des concerts. J’ai compris que ce que j’aimais le plus en tant qu’artiste était un monde qui se partage entre radicalité et poésie. Chez Lachenmann comme chez Monteverdi, on a les deux, tout comme chez Ligeti et Marais. S’est alors dessinée la possibilité de suivre un chemin intime qui définirait peu à peu le son auquel je tendais, sans doute sans le savoir. Quel son m’appartient ? À quel son j’appartiens ?... voilà ma recherche.

Et vous avez beaucoup travaillé sur clavecin et sur pianoforte, explorant les couleurs particulières de ces instruments mais encore l’art du continuo, abordant même l’orgue…

Ces pratiques me servirent à mieux comprendre la nature même du son et comment le respirer. Aujourd’hui, en tant que chef d’orchestre je navigue volontiers entre diverses factures instrumentales de différentes périodes.

David Greilsammer en concert
© julien mignot

Votre prochain CD, à paraître au printemps chez Sony Classical, s’appellera Scarlatti:Cage:Sonates – programme que vous donnerez au Théâtre du Châtelet le 11 avril prochain. De quoi s’agit-il ?

C’est un programme de soixante minutes de musiques sansinterruption : je serai installé entre deux claviers disposés face à face. Ainsi tournerai-je du piano « préparé » au piano moderne, en alternant entre des sonates de John Cage et de Domenico Scarlatti, voyageant entre deux planètes lointaines qui normalement, n’étais jamais sensée se rencontrer. Ces deux deux compositeurs étaient de vrais révolutionnaires à leurs époques, en quête d’un son nouveau et c’est pour cela que j’ai souhaité créer un profond dialogue entre leur musique.

Sans doute la fâcheuse manie d’étiqueter le concert ne sera-t-il pas possible ?

Je le crois, oui ! Pour moi, mieux qu’une « confrontation » des univers de l’un et de l’autre c’est un mariage qui s’effectue, une rencontre insolite qui ne donne pas lieu à une vérité, mais à un simple dialogue. N’y a-t-il pas un pont possible entre les rythmes africains ou indiens de Cage et les rythmes italiens ou espagnols de Scarlatti ? Encore faut-il rappeler la part de hasard qui est intervenue dans la conception du piano « préparé » du premier. Encore faut-il rappeler la part de hasard qui est intervenue dans la conception du piano préparé du premier. Dans les années quarante, une chorégraphe passe une commande à Cage à laquelle il entend répondre par une œuvre pour un grand nombre de percussions. Mais il n’est pas envisageable de convoquer l’armada percussive dans le lieu qui accueille le projet. Aussi réinvente-t-il son piano : il le « prépare », c’est-à-dire qu’il intègre de vis, des boulons et des bouts de caoutchouc dans l’instrument, créant ainsi de nouveaux sons, tel un orchestre de percussions. C’est un coup du destin comparable à celui que vécut Scarlatti qui, en fin de vie, s’isola du monde pour écrire ses cinq-cent-cinquante sonates, d’une inventivité bouleversante.

Pourquoi préférer le piano d’aujourd’hui au pianoforte pour interpréter Scarlatti ?

J’ai longtemps hésité. Mais en fait, la question de l’authenticité n’avait pas sa place dans ce projet. Il ne s’agit pas de ce type de revendication ou de combat, non. Dans ce dialogue imaginaire entre Scarlatti et Cage, il n’y a pas d’autre moment historique que celui du concert : le présent. C’est une rencontre, et comme dans toutes les rencontres l’inattendu commande. Si c’est comme cela que les choses se passent dans la vie, pourquoi pas dans le monde du concert ? Je travaille sur ce projet depuis près de cinq ans et n’en ai fixé les modalités que lors de l’enregistrement, l’été dernier. Ces trois dernières années, ma démarche fut de créer de nouvelles propositions, des idées à prendre, à aimer ou détester, d’ailleurs, mais qui s’inspirent toujours du monde dans lequel on vit, tout en restant respectueuses du passé.

À Saint-Étienne, vous jouerez bientôt les Nord-américains du XXe siècle et les baroques dans un même récital, après avoir ouvert votre résidence par Mozart. Comment voyez-vous cette résidence ?

En effet, j’ai souhaité commencer par le Concerto en sol majeur K.453 [lire notre chronique du 24 septembre 2013]. J’interviendrai tout au long de la saison à la fois en tant que soliste avec orchestre, en tant que chambriste et récitaliste, mais encore en tant que chef. Le 20 mai, je dirigerai la Symphonie n°47 de Haydn et, du clavier, le Concerto « Jeunehomme » de Mozart et le Quatrième Concerto de Beethoven, pour la soirée d'ouverture du festival Piano Passion que je donnerai le programme Scarlatti:Cage:Sonates que nous venons d’évoquer. Avant, il y a aussi le récital du 20 janvier qui alterne Glass à Rameau, Bach à Feldman, Adams à Froberger, etc. Mes propositions ne correspondent pas forcément aux habitudes du public stéphanois, mais je pense qu’il est important d’innover, de surprendre et de bousculer les modes d’écoute.

un musicien hors-normes : le pianiste et chef d'orchestre David Greilsammer
© julien mignot

Les concerts ne devraient pas avoir comme seule finalité d’être « beaux », mais de faire découvrir des œuvres et surtout de les inscrire dans notre temps – inscrire le public lui-même dans son temps, du coup.

Comment s'organise la saison GECA ?

Le 12 septembre nous ouvrions la série des Concerts prestige qui en comptera cinq jusqu’au 13 mai. Des extraits instrumentaux de Lully, la Jupiter de Mozart et le Concerto pour violoncelle n°1 de Haydn (avec Steven Isserlis comme soliste) encadraient la création d’une commande que nous avons faite au jeune compositeur suisse Martin Jaggi (un élève d’Helmut Lachenmann, né en 1978). En octobre, c’était la Carte Blanche à Emmanuel Pahud avec des pièces de Benda, Haydn et Mozart, mais aussi le regard de Robert Janssens sur Mozart et le Concerto pour flûte de Carter, en première audition suisse. J’attends avec impatience le 16 janvier puisque nous accueillerons les improvisations mozartiennes du pianiste de jazz Yaron Herman (sous la protection de Wolfgang lui-même et de Stravinsky et Purcell) ! Au printemps, nous créerons avec le contre-ténor Andreas Scholl une nouvelle œuvre que le compositeur israélien Matan Porat vient de nous écrire. Le dernier rendez-vous, ce sera Ligeti avec Beethoven et Haydn. Mais il n’y a pas que cette série, il faut aussi parler des Concerts Sauvages que le Geneva Camerata donne à la Comédie de Genève : ces concerts sont encore plus « déjantés » ! Au Centre d’Art Contemporain, il y aura aussi un projet multidisciplinaire avec une chorégraphie de Kirsten Debrock sur les Sequenze de Luciano Bero (5 mai), en collaboration avec le Ballet Junior de Genève.

Le vendredi 31 janvier, le Geneva Camerata ouvrira la nouvelle édition des Sommets musicaux de Gstaad…

Oui, et comme j’ai un amour fou pour les œuvres de jeunesse de Mozart, j’ai choisi de diriger du piano le Concerto en do majeur K.246, beaucoup moins connu que le célèbre Jeunehomme. Il y aura aussi l’Ouverture de Castor et Pollux de Rameau, sur instruments anciens, et la reprise de la commande faite à Martin Jaggi, une œuvre brève d’environ huit minutes. Sans oublier la commande que le violoniste Daniel Hope fit au compositeur allemand minimaliste Max Richter : à partir des Quatre saisons il a imaginé une réponse à Vivaldi, dans son langage personnel, qui comprend à peine quelques évocations de l’original. Je ne voulais pas accoler benoîtement Vivaldi et Richter, ç’aurait été trop évident à mon goût. Alors j’ai choisi de programmer un double concerto de Vivaldi entre deux mouvements de Richter, exactement au centre, comme une rencontre entre Vivaldi et son ombre. La première partie du concert comporte des partitions assez rares, tandis que la deuxième est une sorte de voyage initiatique de Richter à Vivaldi et réciproquement. En l’espace d’une heure, deux compositeurs de la nouvelle génération seront joués, à travers des commandes du Geneva Camerata et de Daniel Hope.