Chroniques

par anne bluet

Dmitri Bortnianski
musique de chambre

1 CD Caro Mitis (2003)
CM 0052003
Dmitri Bortnianski | musique de chambre

Après dix ans de succès passés en Italie où l'a envoyé son précepteur, Dmitri Stepanovitch Bortnianski (1751-1825) revient en Russie au printemps 1779. Si Catherine II l'accueille avec bienveillance à la Cour de Saint-Pétersbourg, l'exilé ne peut prétendre au poste de compositeur d'opéra – l'adulé Paesiello est là ! – et doit se contenter du poste de chef de chant pour le Chœur de la Cour pour enfin, quatre ans plus tard, devenir Kappelmeister de la Petite Cour, appartenant au tsarévitch, le Grand Duc Pavel Petrovitch, et à son épouse Maria Fedorovna.

Tout en s'adonnant à l'écriture de chorals qui alimenteront ses premières fonctions, Bortnianski poursuit son parcours de compositeur, organise des concerts et donne des leçons de clavecin à sa protectrice, la Grande Duchesse. La Petite Cour s'enthousiasme alors pour les spectacles amateurs – en réponse à cet engouement, Bortnianski créera trois opéras –, les divertissements à la mode (intermèdes et pastorales), et la pratique de la musique, toujours avec la même constance. Des désaccords politiques entre Petite et Grande Cours vont bientôt mettre un terme aux années d'insouciance : tout d'abord privé des commandes destinées aux palais de Pavlovsk et Gatchina, le musicien est rappelé par l'Empereur Paul I. Désigné Directeur de la Chapelle Impérial en 1796, il devra désormais se consacrer aux œuvres sacrées, jusqu'à sa mort. Le présent album regroupe quelques morceaux composés dans les années quatre-vingt qui, outre le talent du compositeur, laisse transpirer l'hédonisme et l'élégance qui régnait au siècle de Catherine, ainsi qu'une idée des instruments qui étaient pratiqués par ces amateurs de la grande noblesse russe.

Enregistrée pour la première fois, cette très brève Marche en ut majeur composée à Gatchina pour S.A.I. Monseigneur le Grand Duc de Russie, destinée à accompagner les exercices militaires du destinataire, date de 1787. Elle nécessite un basson, deux cors et deux clarinettes – remplacées ici par deux hautbois. Les artistes russes de ce disque nous en livre une interprétation d'une discrète élégance.

La même année, Bortnianski écrit un quintette pour pianoforte, harpe, violon, viole de gambe et violoncelle – instrumentarium révélateur s'il en est qui, mariant l'héritage baroque tardif (viole) à la modernité des classiques (violoncelle), ne manque pas de nous rappeler l'éternel dilemme des musiciens russes, ayant longtemps à justifier leur art par l'intégration de celui des autres cours. Cette pièce, Quintetto composto per Sua Altezza Imperiale Gran Duchessa di Russia, St Petersburg, la première du créateur à nous être parvenue, est la plus proche du style de Mozart. Si l'on y goûte l'articulation particulièrement soignée d’Olga Martinova (pianoforte), la dynamique générale se révèle également efficace : après un Allegro moderato enlevé qui reste équilibré, le Larghetto s'avère d'une exquise tendresse, sans aucune affectation, toutefois, tandis qu'une saine tonicité habite l'Allegro final.

Autre œuvre en trois mouvements, la Sinfonie concertante en si bémol majeur composée pour Son Altesse Impériale Madame La Grande Duchesse de Russie voit le jour en 1790. Elle se distingue par l'ingéniosité de l'usage des timbres et son caractère festif. On saluera la remarquable régularité avec laquelle les interprètes dispensent l'énergie de l'Allegro maestoso d'un caractère quasi effervescent, suivi d'un Larghetto alangui que vient doucereusement souligner la sereine mélodie du basson – Lisa Goldberg, la pièce s'achevant par le drôle de tricot d'un insolent Allegretto.

Outre la harpe, Maria Fedorovna pratiquait le clavecin ; aussi, tenant compte des possibilités techniques de la Grande Duchesse, Bortnianski a-t-il imaginé pour cet instrument un recueil comprenant un concerto, un quatuor, un quintette, et huit sonates dont trois nous sont parvenues, bien que le recueil lui-même demeure à ce jour introuvable. Simplicité et délicatesse les dominent, pouvant nous faire songer à certaines pages de Johann Christian Bach. Nous entendons ici le premier mouvement du Concerto en ré majeur, lui aussi perdu, mais dont Pavel Serbin a reconstitué l'orchestration en 2003, à partir du manuscrit retrouvé par un chercheur ukrainien à la Bibliothèque Nationale (Paris). Gracieux sans dédaigner quelques effets dramatiques, il donne à rêver une reconstitution complète des trois épisodes, même si l'on regrette une prise de son qui ne fait pas la part belle au clavecin, quelque peu enfoui.

Outre de permettre d'approcher plus précisément l'art et la manière d'un artiste du XVIIIe siècle important en son temps, ce Russian album dédié à l'œuvre de Dmitri Bortnianski offre l'avantage d'avoir été enregistré sur instruments anciens par des interprètes éclairés et inspirés, de sorte que, guidé par les qualités du Pratum Integrum Orchestra, l'auditeur rencontrera un plaisir certain à cet écoute.

AB