Chroniques

par françois-xavier ajavon

Dmitri Chostakovitch
symphonies Op.10 n°1 – Op.47 n°5

1 SACD London Philharmonic Orchestra (2005)
LPO 0001
Dmitri Chostakovitch | symphonies Op.10 n° 1 – Op.47 n° 5

Au jeu des anniversaires, la presse musicale est imbattable : chaque année se transforme systématiquement en événement international de célébration. Il y a des années Beethoven comme il y a des années Brahms, et les années Bach se succèdent presque les unes aux autres, indécemment. 2006 est une année Mozart, c'est un fait : le sale gamin a deux cent cinquante ans d'âge. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer, c'est promis. Quand toute la caravane publicitaire du marketing et du commerce culturel sera passée, le silence retombera sur le gentil petit prodige autrichien. Mais 2006 marque aussi d'autres anniversaires dans la musique classique, moins tonitruants : le compositeur britannique Benjamin Britten nous a quitté il y a trente ans ; le plus talentueux des compositeurs français vivants, Henri Dutilleux, fête ces jours-ci ses quatre-vingt-dix printemps ; le compositeur espagnol Manuel de Falla a été rappelé à Dieu il y a soixante ans et surtout, en 1906, il y a exactement cent ans, naissait un géant de la musique à qui nous devons certainement l'une des œuvres les plus riches, les plus inventives et les plus iconoclastes du XXe siècle : Dmitri Chostakovitch. Par une ironie magnifique de l'histoire, ce grand artiste naquit russe un an après la révolution avortée de 1905 et mourut soviétique au milieu des années soixante-dix, sans jamais avoir renoncé à l'impérieuse nécessité d'écrire une œuvre personnelle, malgré le contexte politique. L'itinéraire musical et humain de Chostakovitch nous donne une leçon de vie au quotidien, et nous montre que la force de la volonté triomphe de tout, même de l'innommable.

Les disques London Philharmonic Orchestra (LPO) nous offrent l'occasion d'une incursion dans l'univers inimitable du compositeur, via le couplage sur un SACD époustouflant de deux captations live – datant du début de l'année 2004 – de la grande formation britannique, placée sous la direction de Kurt Masur. Ce dernier propose un parcours intéressant de deux symphonies, la Première Op.10 (1923-1925) et la Cinquième Op.47 (1937), marquant la transition esthétique étonnante entre un adolescent surdoué et un jeune adulte dont la musique porte déjà tous les ferments de la maturité.

La Symphonie n°1 de Chostakovitch est un jaillissement tragicomique d'une demi-heure, découpé en quatre mouvements équilibrés, qui réussit la confrontation de l'ironie la plus directe (les deux premiers mouvements et leur gaieté primesautière) et de la gravité la plus sincère, dans les deux longs mouvements conclusifs. À la première exécution de l'œuvre, le chef Nikolaï Malko déclara qu'il avait eu le sentiment de « tourner une nouvelle page de l'histoire de la musique ». Ce devait être aussi le sentiment de Kurt Masur à l'issue de cette exécution live, tant il sut redonner vie à un matériau sonore complexe et parvint à habiter cet univers qui hésite toujours entre le burlesque et la tragédie.

Avec la Symphonie n°5, longue de près de cinquante minutes, Dmitri Chostakovitch offre l'une de ses plus belles œuvres, tant par la densité, les dimensions marathoniennes, la richesse des mélodies, la brillance des orchestrations et même – osons le dire – par le souffle épique qui traverse chaque mouvement. La Cinquième – notons au passage l'aspect symbolique beethovénien de ce jalon – a été écrite en moins de douze semaines par un jeune compositeur qui souhaitait démontrer sa capacité à rédiger une musique simple et intelligible ; il répondait là aux déferlantes critiques qui avaient suivis la première de son opéra, Lady Macbeth de Mzensk, taxé de formalisme par la presse stalinienne. L'objectif principal du musicien devient presque un exercice de style : construire une grande symphonie soviétique qui requière un langage musical simple, accessible aux moins exigeants des mélomanes. Comme nous l'avons dit, il en résulte une épopée qu'il serait bien hasardeux de vouloir résumer en quelques lignes. Masur domine aussi cet univers entier, viril et même parfois un peu brutal – l'Allegretto en forme de valse un peu décadente ou le final –, et sait tirer d'un art, que certains diraient daté, toute sa substantifique moelle musicale.

Enregistrées à destination du format SACD, ces captations sont sans reproches sur le plan technique. Après soixante-dix neuf minutes de musique, on en redemande encore ! C'est un magnifique cadeau d'anniversaire pour les cent ans de papy Dmitri, et cela ferait un irrésistible cadeau pour votre platine CD. On ne saurait trop recommander ce disque à ceux qui veulent découvrir l'univers de Chostakovitch, mais ne savent pas par quelle porte y entrer.

FXA