Chroniques

par laurent bergnach

Georg Friedrich Händel
Theodora | Théodore

1 DVD Warner Vision zones 2, 3, 4, 5, 6 (2004)
0630-15481-2
Sellars réalise une critique de la société américaine

Il ne fallut pas plus d'un mois à Georg Friedrich Händel pour composer Theodora, soit du 28 juin au 31 juillet 1749. La cécité gagnant le compositeur, cet oratorio constitue son avant-dernière œuvre, avant Jephtha (1752) et son décès, en 1759. Si la ressemblance est frappante avec Théodore, vierge et martyre de Corneille, le livret de Thomas Morell s'inspire officiellement d'une œuvre de Robert Boyle – chimiste irlandais qui s'est intéressé à la compression des gaz autant qu'à l'expansion de la foi chrétienne –, The Martyrdom of Theodora and Didymus, qui date de 1687. Après avoir délaissé la création d'œuvres religieuses de ses débuts pour célébrer l'opera seria, Händel y revient après 1730 pour créer l'oratorio anglais, synthèse de ses expériences passées et d'un art purcellien toujours vivace. L'œuvre fut crée le 16 mars 1750 au Royal Opera House of Covent Garden, et déstabilisa le public par sa nature intimiste.

En 1996, pour raconter l'histoire de la chrétienne Theodora qui préfère la mort à la souillure, celle du chaste Didyme qui souhaite la sauver au mépris de sa propre vie, Peter Sellars a choisi de mettre en scène l'oratorio – à l'occasion du Festival de Glyndebourne, qu'il connaît bien. Au milieu de gigantesques flacons et bouteilles de verres en partie cassés, une Rome impériale décadente fait la chasse aux différences de convictions. Un empereur d'apparence démocratique s'appuie sur les médias (micros, caméras), sur la production (canettes) et les loisirs du peuple (bacchanales) pour établir son seul pouvoir. En transposant l'histoire dans un contexte contemporain, Sellars réalise une critique de la société américaine, actuellement maîtresse du monde de par sa force économique :

« Quand un gouvernement est dirigé par des faibles, quand on se trouve face à une absence de courage et une fuite des responsabilités, quand on attaque les pauvres, les mères célibataires, quand on menace les gens qui ont besoin d'aide ou qui sont différent du point de vue de la religion, de leur façon de s'habiller ou de croire, c'est déjà le commencement de la chute d'un pays ».

Händel refusait de diaboliser les exécutants du Pouvoir. C'est pourquoi ce sont des soldats, obligés d'obéir en dépit de leurs convictions humanistes, qui sont au cœur de ce drame, nous rappelant que les enfants du peuple servent toujours de remparts à ceux qui le bâillonne. David Daniels (Didymus), à l'interprétation magnifique, souffre d'avoir à persécuter ces chrétiens à la secte desquels il appartient secrètement. Richard Croft (Septimius) le rejoint peu à peu dans une conscience de l'injustice qui ne peut pas encore être une révolte ; les vocalises du ténor, après un premier acte de chauffe, deviennent réellement efficaces, énergiques et infaillibles à la fois. Frode Olsen, aux graves profonds, à la belle unité sur toute la tessiture, sert un Valens inoubliable de drôlerie et de vulgarité grâce à son intelligence du texte et du personnage.

Lorraine Hunt, elle aussi, incarne son personnage avec beaucoup de conviction, voire de recueillement. Elle donne vie à une Irène attentionnée quand elle apparaît en groupe, et quasiment en transe mystique quand elle solitaire. Sa voix irréprochable est bouleversante. Hélas, à cent lieues de là se traîne la pauvre Dawn Upshaw, inconsistante brebis qu'on aurait envie d'emmener soi-même au sacrifice ! Alternant transparence et douleur caricaturale, elle chantonne sans expressivité, plus proche de Broadway que du credo de circonstance.

Le chœur enfin, omniprésent sur scène, a le mérité d'allier beauté du chant et engagement dans les gestes – abstraits pour nous – qui servent de signes de reconnaissance et d'adhésion aux initiés d'un groupe. William Christie, à la tête de l'Orchestra of the Age of Enlightenment, sait ménager des moments retenus, très doux pour nous reposer d'un climat plus poignant ou terrible – achevant de faire de cette production un spectacle chaudement recommandable. Un seul regret : l'absence de livret, récurrente chez Warner Vision…

LB