Chroniques

par laurent bergnach

Georges Bizet
Carmen

2 DVD TDK (2004)
DV-OPCAR
Zeffirelli, maître d'œuvre d'un grand spectacle de bon goût, en juillet 2003

DjamilehDon ProcopioLa Jolie Fille de Perth…, les connaît-on ? Pas de doute : de tous les personnages que fait chanter Georges Bizet, Carmen est le plus connu, même des non mélomanes –d’autant que l'histoire de la Gitane cigarière fut d'abord un roman de Prosper Mérimée avant que de prendre vie dans le livret de Meilhac et Halévy. L'œuvre n'eut pas une gestation ni une naissance facile : mésententes diverses entre le commanditaire – l'Opéra Comique, en 1872 – et le musicien, librettistes ouvertement offenbachiens, conflit avec l'orchestre qui réclame des modifications à la partition, création du 3 mars 1875 qui se solde par un échec, immoralité de l'histoire et wagnérisme de la musique reprochées par la critique. Trois mois plus tard, Bizet disparaissait sans soupçonner la place qu'aurait son opéra dans le répertoire des maisons internationales. « Cette musique-là me semble parfaite » écrira même Friedrich Nietzsche – qu'on aurait pu imaginer plus difficile… – en 1888, après avoir vu l'œuvre pour la vingtième fois !

Aurions-nous ici une Carmen de référence ? On a failli le croire dès le premier acte, même si le diamant n'a pas caché longtemps son crapaud… Mais parlons d'abord de l'écrin. Accueillant des festivals d'opéras depuis 1913, les Arènes de Vérone ont fait appel au réalisateur Franco Zeffirelli, bien connu pour ses reconstitutions historiques au cinéma. Ici, il profite de la largeur d'une scène en U pour reconstruire une place du marché à Séville, vers 1820, qu’il anime de soldats, cigarières, notables, enfants, mais aussi de chevaux, d’ânes, etc. Zeffirelli est le maître d'œuvre d'un grand spectacle de bon goût, où chaque détail est souligné (citons seulement la qualité des tissus qui servent de rideau de scène), et dont un montage très vivant nous restitue le raffinement. Si Jérôme Savary se targue d'être « le plus grand spécialiste mondial de Carmen », qu'il nous soit permis de lui rétorquer – surtout après l'indigente retransmission télévisée du 7 août dernier – que quantité n'a jamais valu qualité.

Maya Dashuk (Micaëla) nous offre la première voix féminine de l'histoire, avec un legato parfaitement géré et une respiration évidente, mais c'est évidemment Marina Domachenko (Carmen) qui va retenir toute notre attention durant deux heures et demi, et à juste titre. Familière du rôle (Opéra National de Prague en 1998, Opéra de San Francisco en 2002), la mezzo-soprano sibérienne a approché d'abord la musique comme pianiste et comme chef d'orchestre. Ce n'est qu'à partir de là qu'elle a commencé à étudier sérieusement le chant. Bien lui en prit ! Les qualités d'une telle voix sont nombreuses : souplesse et douceur (remarquables sur la sequidilla), legato fabuleux (scène des cartes) et une belle couleur sombre qui crédibilise le caractère farouche du personnage. Même si on peut se lasser de sa fierté grimaçante, elle est Carmen, sans vulgarité ni hiératisme.

Chez les hommes, les défauts vont de paire avec les qualités. Dario Benini apporte à Zuñiga sa présence et sa sveltesse, mais sa voix puissante ne nous épargne pas un vibrato incertain ; Marco Camastra (Le Dancaïre) à une belle diction mais son peu de présence déséquilibre le quintette de la taverne, un des passages les plus difficiles de l'opéra ; Raymond Aceto possède une voix agréable, parfaite pour Mephisto, mais un peu lourde, un peu lente pour Ecamillo. Enfin, c'est Marco Berti, malheureusement le héros de cette histoire, qui nous chagrine le plus. À lui seul, son air du Dragon d'Alcala suffit à prouver que s'il possède des aigus beaux et fulgurants, le médium et le haut médium posent de sérieux problèmes de nuances, voire de justesse… Cette voix sans souplesse finit par nous sembler aussi brutale et rigide que le personnage antipathique qu'il incarne. De même, on n'en peut plus de ses multiples lancers de Carmen au sol à chaque scène de ménage, et il a une grande part de responsabilité dans le manque d'émotion que nous ressentons lors du duo final.

Ce soir de juillet 2003, Alain Lombard dirige l'orchestre des lieux, avec parfois une certaine mollesse – qu'il communique aux chœurs, notamment – et un manque de chatoiement. Un peu plus de sensualité en fosse n'aurait pas dénaturé une espagnolade parfaitement assumée sur scène.

LB