Chroniques

par bertrand bolognesi

Igor Contreras Zubillaga
« Tant que les révolutions ressemblent à cela »

Horizons d’attente (2021) 416 pages
ISBN 978-2-491382-01-7
Passionnant ouvrage de Igor Contreras Zubillaga sur l'Espagne musicale !

À travers cet ouvrage méticuleusement documenté, Igor Contreras Zubillaga bouscule l’idée reçue d’une Espagne musicalement silencieuse à partir de 1936. L’historien de la musique concentre son livre sur la période 1959-1976, après un rappel précis des faits et des contextes qui l’ont précédée. Dans l’immédiat après-guerre, le régime n’eut d’oreilles que pour Joaquín Turina, devenu le compositeur espagnol le plus renommé après l’exil de Manuel de Falla en 1939, le pianiste José Cubiles et José Maria Nemesio Otaño y Eguino, père jésuite très tôt dévoué à la propagande officielle en tant qu’auteur de l’hymne Franco! Franco! promouvant les chants patriotiques et la musiquemilitaire. Les responsabilités importantes confiées à ces trois-làleur permirent de mettre en avant des productions assez médiocres, de récupérer la zarzuela et d’ériger comme modèle la manière de Joaquín Rodrigo. Bien qu’y ayant contribué par sa publication d’une monographie plus qu’élogieuse du musicien, l’ardent fasciste catholique Federico Sopeña, directeur artistique du Syndicat universitaire espagnol dès l’âge de vingt-deux ans, secrétaire du Commissariat à la musique et critique au journal de la phalange (Arriba), tente dans les années cinquante de dynamiser la vie musicale madrilène par une meilleure diffusion de la création contemporaine. En bénéficient les jeunes Francisco Calés Otero, auteur d’un chant de milicien, Manuel Carra qui fut élève de Messiaen à Paris et n’hésite pas à jouer des pages d’Hindemith et de Bartók dans ses récitals pianistiques, enfin Cristóbal Halffter. Celui-ci s’affirme inspiré tant par Schönberg que par Stravinsky et se déclare héritier de Falla. Le voilà bientôt brandi par Sopeña comme valeur absolue de sa génération.

Halffter fonde avec Antón García Abril, Ramón Barce, Alberto Blancafort, Manuel Moreno-Buendía, Fernando Ember et Luis de Pablo un groupe d’avant-garde qu’ils nomment Nueva Música en référence à la terminologie allemande apparue dans les années vingt et toujours en usage à Darmstadt comme aux concerts que le dodécaphoniste Juan Carlos Paz organise en Argentine. Instituteur diplômé en philosophie et musicien autodidacte, Barce est l’idéologue du groupe. Bien que le public vienne en nombre au concert inaugural du 9 mars 1958, la presse ne lui accorde guère de place, montrant sa réticence face au vocabulaire sériel. Aussi Nueva Música s’exprimera-t-il dans des revues où se prononce un vœu plutôt qu’un manifeste. Après quatre autres concerts, dont celui du 7 juin 1959 est le plus radical, le groupe s’éteint.

Au tournant des années soixante, Luis de Pablo, expérimente le sérialisme. Son activité prend de l’ampleur. Le Basque prononce de nombreuses conférences, écrit des articles et crée le cycle de concerts Tiempo y música. Les esthétiques s’y mêlent, entre l’accointance webernienne de Josep Maria Mestres Quadreny, les radicaux Halffter et Pablo lui-même – la critique du temps parlera de « latinisation du sérialisme » –, le très traditionnel Alberto Blancafort et le néoclassique Manuel Castillo. Aux côtés de Mozart et de Wagner, l’œuvre d’Halffter est redonnée quelques mois plus tard par l’Orchestre National dans un concert de saison : un grand scandale s’ensuit, qui engage Luis de Pablo à publier au Mexique un texte polémique sur la situation de la création contemporaine en Espagne et le regard porté sur elle à l’étranger. Dans la foulée, le musicologue (compositeur et pédagogue) étasunien Arthur Custer approfondit le sujet dans un article de fond : sa parution dans la revue universitaire The Musical Quarterly gagne un retentissement international qui va à l’encontre de l’image de l’Espagne dans les autres pays.

Lors du congrès du Mouvement Européen à Munich, l’opposition au régime se fait clairement entendre. Comme à son habitude Franco réagit par une répression musclée, colère maladroite qui confirme la perception de la dictature ibérique. L’éventuelle adhésion du pays à la CEE est soumise à des conditions soumise précises, comme le respect des libertés individuelles et l’établissement d’institutions démocratiques. On change donc le gouvernement pour y faire entrer des phalangistes moins pur-et-dur. En apparence, la censure s’adoucit. Les compositeurs sont désormais soutenus par l’État dans des initiatives d’envergure comme le Concierto de la Paz qui s’inscrit dans une campagne de propagande lancée en 1964 pour commémorer l’avènement du caudillo : le placer sur le plan artistique est rendre l’évènement apte à représenter la bonne gestion de l’après-guerre tout en masquant la répression, l’incessant contrôle et une violence manifeste. Surprise de taille, les compositeurs Óscar Esplá et Rodrigo déclinent la commande qui leur est faite pour l’occasion, car ils ne souhaitent pas être associés aux jeunes ; dans le même esprit, Xavier Montsalvatge fait le mort… de sorte qu’il ne reste au régime que l’avant-garde (Halffter et Pablo) pour étendard ! Dirigé par Rafael Frühbeck de Burgos, le fameux concert fut donc complété par des extraits de l’Atlantida de Falla, une page de circonstance de Miguel Alonso et une prière religieuse d’Ángel Arteaga. Dans le même esprit, l’Institut de Culture Hispanique, dont la mission est de promouvoir les échanges culturels avec les pays latino-américains, met en place le Festival de Musique d’Amérique et d’Espagne avec la complicité du chef d’orchestre colombien Guillermo Espinosa, entretenant le fantasme d’une hispanité catholique civilisatrice du continent sud-américain. Outre les inévitables Halffter et Pablo, on y joue des exilés dûment mis en vitrine – Julian Bautista, Roberto Gerhard et Rodolfo Halffter (un des deux oncles musiciens de Cristóbal) –, ainsi que des opus de Ginastera, Villa-Lobos, sans délaisser Mompou, Montsalvatge et Rodrigo. Il y eut encore la Biennale Internationale de Musique Contemporaine qui ne connaîtrait qu’une seule édition : avec Luis de Pablo pour promoteur, elle mit en avant trente-trois compositeurs, dont Boulez, Brown, Ligeti, Maderna, Nono, Schönberg, Xenakis et, pour les Espagnols, García Abril, Halffter, Hidalgo Codorniu et Pablo lui-même. Pour la première fois la critique internationale s’est déplacée en masse à Madrid. Enfin, du 20 au 28 mai 1965 la trente-neuvième édition du Festival de la Société Internationale pour la Musique Contemporaine s’installe dans la capitale – une opération de charme complexe, suscitant le retrait d’une œuvre par Niels Viggo Bentzon en protestation « contre la situation politique en Espagne » et bien des soucis diplomatiques. Des textes ouvertement propagandistes et auto-satisfaits jonchent la brochure-programme, la presse donnant plus d’importance à l’évènement qu’à sa teneur artistique.

Le vaste tableau peint par Contreras Zubillaga serait incomplet sans l’évocation d’ALEA, laboratoire d’électronique musicale que fonde Luis de Pablo en 1966, en passionné des travaux de McLaren. Ce type d’équipement était marginal en Espagne, les compositeurs intéressés par l’électronique se rendant à Cologne, Berlin ou Milan pour la pratiquer. Principale figure du mécénat privé à l’initiative de nombreux musées d’art contemporain, la famille Huarte est derrière ALEA. Très liée au régime qui lui confie de nombreux projets (stades, hôpitaux, universités, sans oublier la gigantesque croix du Valle de los Caidos, symbole du franquisme catholique), elle se pose en bienfaitrice de la recherche musicale. L’intense activité créatrice ainsi générée réunit autour de Pablo Carmelo Bernaola, Miguel Ángel Coria, Calos Cruz de Castres, Francisco Guerrero, José Luis Isaza, et mène à la fondation d’Alea Música Electrónica Libre, première formation espagnole de musique électronique en temps réel, avec Eduardo Polonio et Horacio Vaggione. Accompagnée par une intense périphérie pédagogique, une activité de concerts s’ensuit, avec des œuvres de la plupart des grands contemporains (Berio, Bussotti, Cage, Donatoni, Feldman, Kagel, Reich, Stockhausen, Zimmermann, etc.) et la musique extra-européenne. Lorsqu’en 1973 Juan Huarte suspend le financement, les concerts cessent, le laboratoire survivant encore quatre ans. Pionnier, ALEA a ouvert la voie aux studios Phonos de Barcelone, Actum de Valence et au GEME de Madrid.

Sans précédent, le surgissement du groupe ZAJ en 1964 est un OVNI dans cette épopée. « Fils de Cage et petit-fils de Duchamp », Juan Hidalgo, Walter Marchetti et Ramón Barce créent ce vecteur de la musique d’action (happening ou event) en marge de tout soutien officiel. Le 19 novembre 1964 – date qui fait référence à l’assassinat de l’anarchiste Buenaventura Durruti en 1936 – a lieu sa première initiative qui consiste à déplacer à pied trois structures en bois à travers les rues madrilènes. Passée inaperçue, la manifestation excitera la curiosité a posteriori. À l’automne 1965, ZAJ présente un premier festival dont les performances sont données dans des cafés, des galeries d’art, en plein air ou à l’université. Bien que marginalisé par l’establishment culturel, deux autres éditions se feront en mai 1966 à Madrid et en novembre 1967 à Barcelone, avant que le régime interdise ZAJ : sans être ouvertement antifranquiste, ce groupe attirait la sympathie des antifranquistes. La musique électronique, le happening et l’art conceptuel sont l’honneur des Encuentros de Pamplona à l’été 1972, festival organisé par Luis de Pablo, encore, et mécéné par Juan Huarte. ZAJ y participe, de même que Steve Reich, Luc Ferraro et John Cage dont on célèbre les soixante ans. Tous les partis politiques, de droite comme de gauche, toute la presse et même l’Église et l’Euskadi ta Askatasuna s’abattent brutalement sur les Encuentros, perçus comme « expression de l’élitisme bourgeois ».

L’auteur s’interroge sur le contenu politique d’œuvres produites dans les dernières années du franquisme, marquées par une forte agitation sociale. L’activité de l’avant-garde ne s’est pas développée malgré le régime, puisqu’elle a bénéficiée de l’aide et du soutien de ses institutions. Excepté ZAJ, cette génération fut bien vue sans qu’on lui prêtât quelque pouvoir subversif – le titre du livre renvoie à l’ironie méprisante de Franco en 1951 à l’égard des artistes. Quoique compositeur quasiment officiel du régime, Halffter, pourtant arrangeur de l’hymne national franquiste et patron du conservatoire de Madrid, revendique un engagement d’opposition au tournant des seventies. Quant à Luis de Pablo, l’autre chouchou, il ne s’engage pas en musique mais en signant pétitions, lettres de protestation et déclarations politiques appuyées. Trois ans avant la mort du tyran, il compose Gaudium et Spes-Beunza (commande du WDR de Cologne) qui met en scène le premier objecteur de conscience condamné en Espagne pour des raisons non-religieuses. Si rien n’est tout-à-fait noir, rien n’est vraiment blanc : telle pourrait être la conclusion de cet ouvrage magistral qui ne lâche pas le lecteur.

BB