Chroniques

par laurent bergnach

Jake Heggie
Moby-Dick

2 DVD EuroArts (2013)
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Patrick Summers joue Moby-Dick (2010), un opéra de Jake Heggie

Embarquer sur le Pequod pour plus d’un an, c’est faire route vers l’Équateur à la poursuite de baleines et de richesses. C’est surtout découvrir la diversité et la solidarité – jusqu’à l’amitié, parfois. C’est affronter la nostalgie, le doute, la folie et la mort. Car à part le novice Ishmael flottant sur un cercueil après le naufrage, aucun homme d’équipage ne va survivre à la quête irraisonnée du capitaine Ahab, à la recherche du cachalot blanc qui jadis lui arracha la jambe.

En écrivant ce qu’il considère comme son chef-d’œuvre, parmi d’autres récits maritimes tels Typee (1846) et le posthume Billy Budd (1924) cher à Britten [lire notre dossier], l’Américain Herman Melville (1819-1891) raconte en fait ses propres souvenirs. À vingt ans, en effet, il s’engage comme mousse à bord d’un navire marchand et connait sa première traversée transatlantique, entre New York et Liverpool, durant trois mois et demi. Quelque temps plus tard, c’est le Pacifique qu’il parcourt, finissant par déserter aux îles Marquises. Jusqu’à la fin 1844, on le rencontre également mutin sur un autre baleinier et matelot sur une frégate de guerre. Vient alors le moment d’éditer, le plus souvent en Angleterre qui aurait la primeur de son premier livre ou celle de The Whale, en octobre 1851. Cette Baleine paraît à son tour aux États-Unis, sous le titre définitif de Moby-Dick.

Né en Floride en 1961, Jake Heggie a déjà écrit plusieurs ouvrages lyriques quand lui parvient une commande du Dallas Opera. Déjà librettiste du tout premier (Dead man walking, 2000), Terrence McNally suggère l’ouvrage de Melville, à la surprise du musicien. Ne l’ayant jamais lu, ce dernier imagine « une entreprise gargantuesque, impossible ». Son opinion change du tout au tout, après sa découverte :

« le lyrisme tendu de l’écriture de Melville est profondément influencé par Shakespeare, et le roman est d’une grande théâtralité. Les personnages eux-mêmes sont shakespeariens, et les événements sont si épiques qu’ils semblent bibliques. Le drame pouvait certainement remplir un théâtre d’opéra, et j’ai été frappé de constater que la musique était déjà là. En y réfléchissant, j’entendais les textures musicales, les couleurs orchestrales et vocales ».

Après plusieurs mois de travail, Gene Scheer termine un livret affranchi de l’original (événements déplacés, dialogues inventés) et Jake Heggie achève la partition chant-piano en juillet 2009. L’œuvre en deux actes est présentée le 30 avril 2010 à Dallas, puis en Australie, au Canada, à San Diego et San Francisco – ville où il est filmé avec grand soin, en octobre 2012. Metteur en scène et dramaturge, Leonard Foglia illustre avec simplicité, voire ingéniosité (la vidéo permet la « mise à l’eau » de baleinières stylisées) un huis clos animé par de conventionnels chants et danses de marins, quelques coups de cloche et cris d’oiseaux. En fosse, l’orchestre en poste dans la ville du Golden Gate est conduit par Patrick Summers – un chef qu’on retrouve en entretien dans un DVD bonus qui en comporte plusieurs (chanteurs, compositeur, etc.).

Au sein d’un groupe hétérogène, Ahab est lui-même métissé : maître galvanisant ses troupes avec sauvagerie, homme pétri d’un orgueil hors mesure (« Je frapperais le soleil s’il m’insultait ») mais aussi amoureux de la mer, au point de cingler depuis quarante ans. En alternance avec Siegfried [lire notre chronique du 11 février 2012], Jay Hunter Morris incarne ce fou attachant avec beaucoup de souffle... et une jambe de bois. Ténor lui aussi, clair et nuancé, Stephen Costello est la jeune recrue mélancolique Ishmael, appelée d’abord Greenhorn. Le rôle de Starbuck, l’homme mesuré, revient au solide baryton Morgan Smith, tandis que Jonathan Lemalu livre les incantations du harponneur Queequeg, dans la même tessiture. Parmi les huit seconds rôles, signalons le Pip bouleversant de Talise Trevigne, soprano aux fulgurances efficaces.

LB