Dossier

propos recueillis par monique parmentier
paris – mars 2010

Jean Tubéry
vingt printemps de La Fenice

portrait

C’est au Festival de Lourdes où il donnait Vespro della Beata Vergine de Claudio Monteverdi, une œuvre quatre fois centenaire, que nous avons rencontré Jean Tubéry, ce printemps. Outre le fastueux programme intitulé Soirée interdite, son ensemble La Fenice tourne toute cette saison en fêtant ses vingt printemps, l’occasion d’affirmer des liens artistiques déjà fermement soudés et d’approfondir toujours plus avant l’exploration des répertoires.

Tout au long de cette année, et vous allez célébrer les vingt ans de La Fenice. En guise d’introduction, la Soirée interdite a permis de vous entendre dans votre répertoire et de découvrir les goûts des musiciens de La Fenice. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

La Soirée interdite a permis d’offrir à notre public la palette la plus large possible des musiques que nous interprétons et que nous aimons à la Fenice. Ce fut un véritable voyage à travers tous les répertoires ! La musique du Seicento y avait, bien sûr, la part belle, avec des madrigaux de Gabrieli, des extraits de l’Orfeo de Monteverdi, de la musique instrumentale de Merula et Kasperberger, etc. Nous voulions montrer l’aspect ludique de l’improvisation telle qu’elle nous est parvenue, et partager le plaisir que nous prenons à interpréter ces pièces.

En seconde partie, nous avons laissé carte blanche aux musiciens. Je me suis offert, pour ma part, le bonheur de rejouer de la musique médiévale qui fut une de mes premières amours. En particulier la musique de l’Ars subtilior (fin du XIVe siècle) que j’ai eu la chance de jouer avec Pedro Memelsdorf en tant qu'étudiant, il y a vingt-cinq ans. Nous avons également donné de la musique baroque française, avec l'ouverture du Triomphe de l'Amour de Lully, sur laquelle a dansé Nick Nguyen, un des grands danseurs de la musique baroque, auxerrois comme nous. Nous sommes allés beaucoup plus loin dans le temps en faisant entendre des pièces écrites pour des instruments très insolites comme le csakan, une sorte de flûte-canne qui existait en Autriche au début du XIXe siècle. Cet instrument côtoyait la musique de Chopin, dont nous avons aussi fêté le bicentenaire, avec un des plus beaux nocturnes, introduit lui-même par le poème de Baudelaire La Musique, extrait des Fleurs du mal. Afin de mieux montrer au public le fruit des recherches sur instrument d’époque telles que nous les entreprenons régulièrement, nous avons également proposé un extrait du Concerto pour trompette de Hummel, sur une trompette à clé, l’intermédiaire entre celle de l’époque baroque et la trompette à piston.

Enfin, nous sommes passés de la fantaisie (avec des duos d'opérette ludiques voire hilarants) à une traversée de l’émotion dans le temps, par le biais des Psaumes de David. Nous avons ainsi fait côtoyer un De profundis en hébreu de Honegger et un psaume d'exil huguenot, et terminé par une version tout à fait contemporaine dans la tradition des Negro spirituals, On the rivers of Babylon. L'idée sous-jacente était de mettre en évidence la même ferveur et la même intimité, le même sentiment d'affliction et de nostalgie du pays perdu à travers les siècles, ce psaume ayant été chanté tant par les Huguenots à l’époque où ils étaient chassés de certaines parties d’Europe, aux XVIe et XVIIe siècles, que par les Noirs enlevés de leur continent vers les Amériques et l'esclavage. Quels que soient les langages musicaux, on retrouve toujours dans ces textes forts la même authenticité d'émotion, vécue au plus profond de la chair et l'âme.

Jean Tubéry
© dr

Vingt ans, c’est à fois un bilan et des projets…

Tous les répertoires anciens que nous avons abordés à travers ce concert relatent ceux de nos vingt ans d’existence. Ce sont nos premières amours, ou notre pain quotidien, telle que la musique du XVIIe siècle et, sans doute de manière prépondérante, la musique italienne, sans négliger toutes ses ramifications, puisque l’Italie eut à cette époque une influence décisive sur toute l’Europe. Nous souhaiterions donner plus souvent la musique vocale allemande du premier baroque, à mon avis quelque peu délaissée en France, sans doute à cause de la barrière de la langue. Nous essayons de faire honneur à cette musique, profitant d'anniversaires comme celui de Pachelbel en 2006 et celui de Buxtehude en 2007, tous deux suivis d'enregistrements dédiés à ces grandes figures. Un des prochains enregistrements à paraitre sera dédié aux Psalmen Davids pour voix seule dans le style concertant, avec Hans Jörg Mammel, magistral dans ce répertoire. Pour notre anniversaire, nous souhaitions également montrer que notre ensemble, bien que spécialisé dans la musique du Seicento, se réjouit d’aborder la musique postérieure, ou antérieure avec les polyphonies de la Renaissance, à travers la richesse des différents styles ornementaux qui la caractérisent. Celle-ci m’est très chère en tant qu’instrumentiste et musicien, ayant la chance d’enseigner cette pratique depuis vingt ans au conservatoire de Paris. Je tiens beaucoup à ce travail de défricheur, à défaut d'avoir été l’un des pionniers en la matière. Cela permet de faire redécouvrir une musique ancienne qui, a priori, n’aurait pas sa place dans le paysage musical du XXIe siècle, si ce n'était dans ce cadre de travail et de remise en question permanente de l’interprétation. Il me semble que l’on trouve ainsi une justification de la présence vivante d'un tel répertoire dans la vie musicale d’aujourd’hui, en tant que musicien comme en tant que mélomane.

La Fenice semble suivre les traces des multiples influences de la musique italienne dans la musique européenne. Comment se manifestent-t-elles ?

L’art vocal en corse peut en être un exemple. Nous avons proposé au public auxerrois un programme sur les polyphonies corses confrontées aux improvisations et ornementations de la musique italienne. Les réminiscences de pratiques ornementales que l’on trouve encore dans cette musique traditionnelle montrent des liens étroits avec la musique italienne, telle qu’on peut la lire dans les traités ou certains exemples de madrigaux ornés. Il me semble intéressant de mettre ces deux pratiques en miroir. En tant que chercheurs et musiciens, nous n’avons que des sources écrites, en général, alors que dans ce cas nous bénéficions du seul témoignage parvenu jusqu’à nous par la tradition orale. C’est toute l’ambiguïté du geste du musicien qui pratique la musique ancienne : retrouver à travers les seules sources écrites que sont les iconographies et les traités une trace de cette tradition orale qui contient l’essence même de la musique et de son langage.

Vous retrouvez Arsys Bourgogne avec lesquels vous avez déjà enregistré un disque superbe les Vêpres pour le Père Lachaise ; pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Ces Vêpres sont l’œuvre d’un certain Pierre Menault, aujourd’hui inconnu, mais dont la publication au temps de Louis XIV démontre la reconnaissance du roi. Car, à ce moment-là, Lully régnait d’une main de fer dans le royaume et, pour être imprimé, il fallait des faveurs royales. Le dédicataire, le Père Lachaise, fut le confesseur de Louis XIV. Pierre Menault écrivit ses Vêpres pour un très bel effectif qui rappelle tout à fait la sonorité et la densité harmonique d’un Lully. Nous avons eu la chance d’en faire une recréation avec l’ensemble Arsys Bourgogne, au tout début des années 2000, lors de la création de cette formation. Nous retrouver autour des Vêpres de la Vierge de Monteverdi est donc un vrai bonheur, de par la connivence de nos instrumentistes et solistes auprès de l'ensemble vocal d'exception qu'est devenu Arsys Bourgogne.

Comment abordez-vous cette nouvelle collaboration ?

Les Vêpres de la Vierge avaient déjà été données il y a dix ans en collaboration avec Arsys, sous la direction de Pierre Cao. Depuis, l’ensemble vocal a mûri, devenant l’un des meilleurs d’Europe. Il est constitué de musiciens formés d’une main de maître par Pierre Cao, l’une des grandes sommités de la direction chorale. Un chœur d’une qualité aussi rare nous permet d’aller plus loin encore dans le travail effectué jusqu’ici, avec un professionnalisme irréprochable. Nous travaillons en parfaite connivence avec Pierre qui a accompli un formidable travail en amont, en auditionnant et choisissant les chanteurs triés sur le volet. Pour notre version des Vêpres, nous avons privilégié un chœur de petit effectif, dans un souci d'historicité, soit seize chanteurs, ce qui correspond à la norme des deux ou trois par partie relaté par certains écrits. La version soliste à un par voix n'était pas la seule option, contrairement à ce que l'on avance parfois de nos jours. Cette collaboration est la première d’une longue série qui s’élabore avec Arsys, en tant qu'ensembles en résidence en Bourgogne (Arsys à Vézelay et La Fenice à Auxerre). Nous avons pour projet de donner chaque année un programme autour de la musique du XVIIe pour fêter les grands anniversaires qui s’annoncent, avec notamment les fastueuses et poignantes musiques des Victoria, Gabrieli et autre Gesualdo...

Que représentent pour vous les Vêpres de Monteverdi ?

C’est une partition que je côtoie et qui m’habite depuis la première rencontre avec l'œuvre, en tant qu'adolescent, il y a une trentaine d'années. Pourtant, j'éprouve toujours le même plaisir à la redécouvrir à chaque concert : une distinction qui témoigne du chef-d'œuvre absolu qu'elle constitue dans l'histoire de la musique. Tous les musiciens de La Fenice éprouvent d'ailleurs un sentiment semblable. Ma plus belle tâche consiste à le communiquer au public. L'œuvre fête son quadricentaire (vingt fois vingt ans de La Fenice) puisqu’elle fut publiée en 1610. C’est un beau clin d’œil pour fêter nos deux décennies !

Les Favoriti de la Fenice vous offrent une belle distribution pour ces Vêpres ; comment en choisissez-vous les chanteurs ?

Certains chanteurs effectuent aujourd’hui un travail remarquable, très proche des instrumentistes spécialisés dans ce répertoire, qui avaient peut-être une pratique plus aguerrie de cette musique, notamment au niveau ornemental. La partition des Vêpres nous offrent à la fois une ornementation écrite, qu’il s’agit de comprendre en tant que témoignage d’une improvisation vocale et instrumentale, et, ici ou là, des plages de liberté qu’il s’agit de valoriser, considérant notre connaissance du langage musical de Monteverdi. Nous avons aujourd’hui la chance, par rapport aux années quatre-vingt, d'avoir des gens très compétents avec lesquels nous avons une véritable connivence artistique et humaine. Pour cette production, nous aurons une fort belle distribution de solistes auxquels nous faisons régulièrement appel en tant que spécialistes du XVIIe siècle, tels que Nuria Rial, Claire Lefilliâtre, Céline Scheen, Hana Blazikova, Hans Jörg Mammel, Jan van Elsacker, Jean-François Novelli, etc.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les disques à venir et vos projets ?

En collaboration avec Ariana Savall, soprano et harpiste, nous avons enregistré un programme plutôt éclectique, intitulé Un camino de Santiago. Il fait entendre la musique sur le chemin du pèlerinage de Compostelle, non pas à l’époque médiévale comme nous l'entendons plus souvent, mais au XVIIe siècle, dont nous conservons une très belle carte des chemins empruntés. Nous partons de Strasbourg avec les Hymnes de St Jacques, et traversons la France en passant par Lyon, Avignon, Toulouse, etc. Nous souhaitions montrer toute la richesse des musiques que l’on put y entendre, que ce soit dans les églises, sur le chemin ou dans les rues, avec l’idée d’un kaléidoscope musical avec le temps et le thème pour unité. Nous avons aussi un autre enregistrement en cours, autour de l’Orpheus Britanicus que fut Henry Purcell dont nous avons tâché de fêter dignement l'anniversaire l'an passé. Il s’agit d'un album de musique profane qui reprend le titre évocateur de Serenading songs, avec un magnifique quatuor de Favoriti – Céline Scheen, Paulin Bündgen, Jan van Elsacker, Stephan Mac Leod – et une douzaine de musiciens de La Fenice. Des pièces pour orgue ont également été enregistrées sur le très beau Dalam de Lanvellec, dans son état d'origine datant du vivant de Purcell – un témoignage émouvant de la connivence entre un instrument et sa musique ! Si nous quittons le Seicento italien avec ce disque, nous en suivons les cheminements : Purcell avait une réelle admiration pour la musique italienne de son temps. Il peut nous rappeler Monteverdi par son génie, et le fait qu’il fut qualifié d'Orphée britannique n’est peut-être pas le seul fait du hasard. La découverte d'un compositeur et de ses œuvres reste primordial dans notre travail, mais la relecture des grandes œuvres me semble un élément déterminant, pour la diversité de lecture que le public peut attendre comme pour l’enrichissement individuel des musiciens au sein de l'ensemble.

Reste –t-il des choses à découvrir dans la musique du Seicento ?

Beaucoup reste à faire, grâce au ciel ! Non point avec les grandes figures comme Monteverdi, dont on connait toute l’œuvre; mais il y a certains grands compositeurs, restés dans son ombre de leur vivant et de nos jours, dont on ne connait le génie que de manière sporadique. Certains musicologues évoquent le chiffre de 5% de la musique qui nous soit parvenue, par rapport à celle que certains ont pu écrire : telle l'Atlantide, les 95% sont un trésor englouti !

Jusqu’à présent, La Fenice n’a jamais abordé l’opéra, y viendrez vous un jour ?

J’ai, pour ma part, une certaine réticence vis à vis du monde de l'opéra et de la manière dont les chefs-d’œuvre baroques sont parfois malmenés. L’absence de La Fenice à la scène vient aussi du fait que le renouveau réalisé au niveau de la musique ancienne, cette révolution de la pratique instrumentale et vocale, n’a absolument pas touché le monde de la mise en scène, à quelques exceptions près. Un Benjamin Lazar a réalisé un magnifique travail auprès de Vincent Dumestre et de son Poème harmonique, autour de la musique française. Ce travail reste à faire pour la musique italienne, et j'espère participer à ce renouveau que le public réclame à corps et à cris - et à juste titre ! C'est l’un de nos prochains objectifs : faire en sorte que l’on ne soit pas soumis à une dichotomie permanente entre la musique et la mise en scène, entre le chef d’orchestre et le metteur en scène. Il s'agit simplement de retrouver la symbiose des arts telle qu'elle était vécue au XVIIe siècle.

De nos jours, le metteur en scène n’a pas toujours idée de la richesse et de la force de la première musique d'opéra. Il ne perçoit que rarement la fusion entre le langage musical et son livret. J’en parle en connaissance de cause, en tant qu'ancien musicien d'orchestre et en tant que chef soumis à la polémique engendrée par ce manque de conscience d'un langage artistique unitaire et cohérent. Il s’avère que notre passion en tant que musiciens nous fait apprécier ce pouvoir émotionnel de la musique, et précisément le rapport entre texte et musique qui échappe parfois à un homme de théâtre. Pour ma part, je suis toujours en attente d’une restitution qui permette à musiciens et mélomanes de trouver leur compte, d’écouter et apprécier la peinture de l'oreille sans être perturbés, voire irrités, par ce que l'œil est amené à voir, parfois aux antipodes de l'imaginaire sonore. Dans une perspective historique, une mise en scène est censée magnifier la musique, et non en prendre le contre-pied comme c’est parfois le cas. Je n’exprime qu'une opinion qui devient de plus en plus répandue parmi les musiciens, mais aussi dans le public qui commence à déserter les salles d'opéra, fatigué par l'hégémonie d'une modernité de bon ton, souvent à court d'inspiration poétique. Je pense qu'un ouvrage comme La malscène de Philippe Beaussant (Fayard) permettra à certains directeurs et décideurs d’ouvrir les yeux sur la page qu'il convient de tourner et la page blanche qu'il faut écrire ou réécrire. Le travail de Benjamin Lazar permet de démontrer que l’historicité n’est en rien une entrave à la créativité, mais au contraire une source intarissable d'inspiration. C’est ce que l’on a compris en tant que musicien, jouant d'un instrument historique qui n’est pas une contrainte mais un outil différent permettant de créer ou recréer une œuvre différente véritablement novatrice. Aux metteurs en scène à présent de comprendre qu’il s’agit de retrouver l’esprit, et non seulement la lettre. J’espère avoir la chance d'assister et de participer au renouveau de l'opéra du Primo Seicento dans sa relecture globale, plus communicative et plus universelle.