Chroniques

par laurent bergnach

Johann Christian Bach
Amadis de Gaule

1 livre-disque 2 CD Ediciones Singulares (2012)
ES 1007
Johann Christian Bach | Amadis de Gaule

Qu’on l’indique « lyrique » ou « en musique », la tragédie est un genre qui foisonne dans le dernier quart du XVIIIe siècle français. Pour preuve : pas moins d’une trentaine d’ouvrages est créée à l’Académie royale de musique entre 1776 et 1789, avec une prédilection emplie de patriotisme et de nostalgie pour les livrets de Philippe Quinault (1635-1688), le poète de Lully – Thésée (1675) [lire notre chronique du 25 février 2008], Atys (1676) [lire notre critique du DVD], Roland (1685) [lire notre chronique du 20 janvier 2004], Armide (1686) [lire notre chronique du 11 mai 2012], etc. À l’heure où le duel ne faiblit pas entre Gluck et Piccinni, Anne-Pierre-Jacques Devisme, directeur controversé de l’institution parisienne (1777-1779), parie sur le mélange audacieux des genres pour séduire un vaste public, si bien que les ouvrages anciens côtoient les commandes passées à François-Joseph Gossec (Thésée), François-André Philidor (Persée) et Johann Christian Bach (1735-1782) [1].

Si le public français connaît bien les deux premiers, faire appel au plus jeune des fils de Bach est une gageure. Né à Leipzig mais anglais d’adoption, « le Bach de Londres » (comme on l’appelait) parfait son éducation musicale à Berlin, joue l’orgue de la cathédrale de Milan tout en s’initiant à l’opera seria, avant de devenir le maître de musique de la reine Charlotte, épouse de George III. La correspondance de Mozart nous l’apprend en partie : le compositeur réputé dans toute l’Europe pour ses symphonies, pièces chambristes mais aussi ses opéras – une dizaine alors, depuis Artaserse (1760) jusqu’à La clemenza di Scipione (1778) – arrive à Paris durant l’été 1778, écoute les chanteurs concernés, consulte des partitions de ce style français qu’on attend de lui, puis retourne écrire à Londres un Amadis de Gaule d’après le livret de Quinault retouché par Alphonse Devisme, frère du directeur.

Alors que le genre chevaleresque est tombé en désuétude – tourné en ridicule par Cervantès de la façon que l’on sait –, Quinault avait dû s’incliner devant le goût désuet de Louis XIV et mettre en vers Amadis de Gaula (1508), roman espagnol de Garci Rodríguez traduit par des Essarts [lire notre chronique du 24 janvier 2010]. Amadis de Lully est créé le 18 janvier 1684, mais prend son nom définitif suite à la création d’un Amadis de Grèce (1699) signé Destouches et Houdar de La Motte. Près de cent ans plus tard, le merveilleux et la fantaisie sont encore moins parlants à un public qui découvre Shakespeare et Métastase. C’est donc sans vergogne que le livret original est amputé de certaines péripéties et personnages secondaires (faisant passer le nombre de scènes de vingt-six à dix-neuf ) et réécrite plus de la moitié des vers. Créé le 14 décembre 1779, l’ouvrage connut sept représentations et ne fut jamais repris.

Rassemblés au Státní Opera de Prague fin 2010, des artistes solides enregistrent l’ouvrage pour le Palazetto Bru Zane via un tout nouveau label espagnol spécialisé dans le livre-disque – dont cette collection« opéra français », sur les traces de Sémiramis (Catel) paru chez Glossa [lire notre critique du CD]. Si Philippe Do (rôle-titre) apparaît instable et peu à l’aise dans l’ornementation, Katia Velletaz (Oriane) séduit par sa souplesse et des attaques très serties. Outre une stature dramatique indéniable, Hjördis Thébault (Arcabonne) possède le format et la pâte nécessaires à incarner un personnage nuancé, entre fulgurances et modulations. Sonore et stylé, Pierre-Yves Pruvost (Arcalaüs) soigne la déclamation. Signalons encore l’agilité sûre de Liliana Faraon (Urgande) et le timbre caressant de Martin Mikuš (La Haine). À la tête des Solamente Naturali (Bratislava) et Musica Florea (Prague) réunis, Didier Talpain favorise une certaine sécheresse adoucie par une fluidité gracieuse.

LB

[1] « Je me suis proposé de rapprocher les ouvrages les plus éloignés par la distance de l’époque de leurs compositions, et de donner par-là au public en général les moyens de comparer et de juger plus précisément les progrès que cet art a fait parmi nous et à chacun en particulier la faculté de jouir du genre qu’il préfère. » (Journal de Paris, 15 février 1779)