Chroniques

par bertrand bolognesi

Joseph Jongen
œuvres pour orchestre

1 CD Musique en Wallonie (2015)
MEW 1575
L'Orchestre Philharmonique Royal de Liège joue Joseph Jongen

Grâce à la notice tant précise que claire de Christophe Pirenne, l’on entrera en auditeur averti dans l’univers de Joseph Jongen, compositeur né à Liège le 14 décembre 1873, récipiendaire du Prix de Rome à vingt-quatre ans avec Comala Op.14, cantate pour soli, chœur et orchestre (1897), et bientôt promu à une belle carrière : outre d’écrire son œuvre (environ cent cinquante opus), il enseignerait au conservatoire de sa ville natale, puis à celui de Bruxelles, tout en intervenant régulièrement en tant que pianiste et organiste dans divers concerts.

La Collection 14-18 du label Musique en Wallonie, dont nous saluions récemment l’album consacré à Georges Antoine [lire notre critique du CD], se poursuit avec cette parution de pièces orchestrales, intitulée Pages intimes, selon l’opus 55 à la conclure. Surpris par l’avancée de la guerre, il interrompt sa traditionnelle villégiature estivale, rentre à Bruxelles puis, après quelques semaines encore, s’embarque pour l’Angleterre via Dunkerque. La famille y est alors aidée par le mari britannique de sa belle-sœur, de sorte qu’elle ne quitterait plus Albion jusqu’à l’Armistice. Jongen passe ces quatre années à jouer en trio ou en quatuor, défendant entre amis d’exil la musique française, et à composer, bien sûr. Ainsi, durant l’été 1915, s’attelle-t-il à une pièce pour alto et orchestre, à la demande de l’altiste Lionel Tertis (1876-1975)… qui ne la créera pas : cet honneur revint tout compte fait à Maurice Vieux (1884-1951), bien plus tard. Le titre de Suite pour alto et orchestre Op.48 semble annoncer une succession plus développée que ses deux mouvements. Poème élégiaque, le premier, est ouvert dans un halo de cuivres, presque brucknérien, dont immédiatement la solennité se mue en discret souterrain debussyste. Le jeune Nathan Braude, qui en gravait en 2010 la version pour alto et piano, avec Jean-Claude Vanden Eynden, dans un fort beau disque Fuga Libera, souligne l’inflexion lyrique de l’épisode, poétique aube musicale où dialoguent les vents. Paisible, la mélodie est traversée d’une sorte d’âpreté que la raucité et la chaleur propres à l’instrument portent vers une méditation grave. Une couleur allemande habite également les premiers pas du Finale, bientôt gagnée par ce même frémissement début de siècle et français. La virevolte plus chantournée de la partie soliste engage une danse assez opulente avec l’orchestre, sagement conduite par Jean-Pierre Haeck, où demeure un substrat inquiet, bien qu’articulé par la bonne humeur. Après le fugato central, le rappel du thème varié, une sonnerie plus dramatique, peut-être belliqueuse, retentit.

Au printemps suivant débute la conception de Pages intimes Op.55 qui s’étalerait sur toute une année. Chacune de ses trois parties est dédiée à l’un de ses enfants. La gentille berceuse Il était une fois invite à la douce rêverie. On goûte les saveurs d’un orchestrateur qui possède son instrument comme un fabuleux panier d’épices dont il distribue à bon escient la pincée congrue. Relents de Dodo l’enfant do dans une verve d’aventure, ce premier moment scelle un charme rarement atteint qui n’échappe ni au chef ni aux musiciens soigneux de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège dont on admire la belle proposition. Dansez Mizelle, du surnom de sa deuxième fille, Josette, est une valse tendre aux atours ravéliens, ici maintenue dans un mezzo-piano délicat. À l’inverse, Le Bon Chîval fanfaronne un brin dans un rêve enfantin d’épopée.

Bien avant l’achèvement des délicieuses Pages intimes, Jongen compose à l’été 1917 ses quatre Tableaux pittoresques Op.56 que l’on créera juste avant la Noël, à Bournemouth. On est surpris de la sérénité de Le matin dans la campagne ouvrant le cycle dans un enthousiasme confiant. La subtilité de l’écriture des timbres, bichonnées au doroir, séduit d’emblée. Les exquises Danses arborent une aura de conte ancien qui enchevêtre mystérieusement flûte et harpe ; rupture : l’ostinato cesse, la fête convoque des fifres venus d’un folklore imaginaire – on pense aux Nocturnes de Debussy – ; après un « pont » cristallin, retour de l’élan, jusqu’à la jubilation finale. Il revient aux cordes de dessiner l’idéal Paysage de montagnes, rassérénante dilection, par-delà les joueuses fusées de clarinette. Une certaine emphase s’en empare, comme un rayon de soleil révélant au loin quelque névé insoupçonné, puis le calme s’impose. La liesse bondit dans Fête populaire dont l’effervescence de bringue marie les éléments de féérie.

Ultime page écrite sur le sol britannique que Jongen quitterai en janvier 1919, la Sarabande triste Op.58, initialement adressé au piano puis à un petit orchestre, en août 1918, oscille entre la modalité toute personnelle d’un Satie (Sonnerie de la Rose-Croix, 1892), la simple prière et le thrène contrit – elle pourrait annoncer In memoriam Op.63 pour harmonium (1919), récemment commenté [lire notre critique du CD] –, en parfaite communion avec La paix dans la nécropole de Grimde, vitrail du Gantois Maurice Langaskens (1884-1946) reproduit en couverture de ce disque. Félicitons les musiciens de la phalange liégeoise, décidément en bonne forme, et Jean-Pierre Haeck qui signe à sa tête une interprétation d’un précieux équilibre. Voilà qui invite à la découverte [sur Joseph Jongen, lire nos critiques des CD Quatuor Op.23, Symphonie concertante Op.81 (1927), Triptyque Op.103 (1938) et Messe Op.130 (1945)].

BB