Chroniques

par laurent bergnach

Kaija Saariaho
mélodies

1 CD ColoraMaestro (2021)
CM 01
Le soprano Anu Komsi chante des mélodies signées Kaija Saariaho

D’emblée, le nom de Kaija Saariaho (née en 1952) fait penser à nombre d’opéras, depuis L’Amour de loin (2000) [lire notre critique du DVD] jusqu’à Innocence en création à Aix-en-Provence le 3 juillet prochain, et à sa musique de chambre. En revanche, à part Quatre instants [lire notre critique du CD et notre chronique du 15 mai 2005], on connait mal son travail pour voix et piano, proposé ici pour accompagner la naissance du label ColoraMaestro. Il s’agit d’une quinzaine de pièces conçues au fil de quatre décennies par celle qui, en 1987, écrivait : « durant ma jeunesse, c’est avant tout la poésie qui me captivait, et lorsque je me suis sérieusement mise à coucher sur le papier la musique qui me venait à l’esprit, cette musique a souvent pris forme grâce à un poème » (in Kaija Saariaho, Le passage des frontières, Éditions MF, 2013) [lire notre critique de l’ouvrage].

Vers la fin de ses études avec Paavo Heininen, à la SibA (Taideyliopiston Sibelius-Akatemia, Helsinki), la jeune compositrice emprunte au romancier Mika Waltari (1908-1979) des mots de Koiranheisipuu (La Viorne, 1961), ouvrage sur la peur de l’engagement amoureux à mesure que le temps passe – elle venait d’ailleurs de divorcer. Ainsi naît Preludi-Tunnustu-Postludi (Prélude-Confession-Postlude, 1980), à une époque où l’intéresse « l’agencement de séquences musicales très différentes, voire totalement opposées, les unes à côté des autres au sein d’un même morceau » (ibid.). La puissance vocale d’Anu Komsi saisit sans délai, au service d’une pièce incantatoire et opératique, de même que surprennent les tubes de verres placés sur les cordes, transformant le piano en quelque instrument ethnique imaginaire.

La Finlande possède deux langues officielles dont le suédois, minoritaire, qui a la préférence de certains écrivains. Parmi ceux-ci se trouvent Edith Södergran (1892-1923), dont un recueil accompagna Saariaho jusqu’à l’adolescence, et Gunnar Björling (1887-1960), poète qui inspire un bref cycle pour chœur féminin a capella, Nej och inte (Non et pas, 1979). De ce dernier est tiré Du gick, flög (Tu es parti, envolé, 1984). Cette page douce-amère fait entendre les interventions de la pianiste Pia Värri sur les cordes et le bois de l’instrument.

Au début des années quatre-vingt, diplôme de composition en poche, Kaija Saariaho poursuit des études à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne), puis à Paris où elle s’installe bientôt. En 1986, Il pleut est sa première tentative de mettre en musique un texte français. Pour elle, l’œuvre d’Apollinaire résonne avec ce qu’elle découvre sur sa terre d’adoption : « une nouvelle façon, courageuse, de regarder le monde, d’accueillir à bras ouverts tout ce qui était innovant et intense, tout en restant argumentatif et en rejetant tout ce qui semblait une tradition artificielle et fanée. Une manière d’être soi, sans compromis » (traduction de l’auteur, d’après la notice du CD datée de février 2021). Il pleut hypnotise par son recours obsessionnel à des lignes descendantes au piano.

La créatrice rencontre Anu Komsi lors de l’enregistrement de la seconde version d’Adjö (Adieu, 1985/1987) pour la radio. Appréciant le style caractéristique du jeune soprano, intense et naturel, elle accepte sa commande de Leino Songs (2007), bien que peu sensible à la grandiloquence d’Eino Leino (1878-1926). Pour Saariaho, le défi est aussi de revenir à sa langue natale avec une conscience accrue des propriétés physiques d’un chanteur – « il semble maintenant important de trouver un naturel dans la façon dont le texte est inséré à la fois dans la musique et dans la voix » (ibid.). Le dépouillement et la délicatesse dominent le cycle chanté en finnois – Sua katselen (Je te regarde), Rauha (Paix), Iltarukous (Prière nocturne) –, seul Sydän (Mon cœur) étant agité d’inquiétude.

À l’inverse de Leino, Pentti Saarikoski (1937-1983) – auteur et traducteur (Joyce, Calvino, Miller, etc.) – sans qu’apparaisse pourtant l’envie de mettre ses mots en musique. Là encore, c’est une commande d’Anu Komsi [lire nos chroniques des 22 septembre et 8 novembre 2007, du 20 septembre 2012, des 19 avril et 12 décembre 2013, du 6 avril 2014, du 17 novembre 2017 et du 18 février 2020], à qui les deux cycles sont dédiés, qui donne naissance à Saarikoski Songs (2020). Les climats sereins et médiatifs – Luonnon kasvot (Le visage de la nature), Kaikki tämä (Tout ceci), Sumun läpi (À travers la brume) – alternent avec des instants plus expressifs, voire sauvages – Jokaisella on tämänsä (Chacun aura le sien), Minussa lintu ja käärme (L’oiseau et le serpent). La souplesse vocale de l’interprète sublime la fin d’un programme inoubliable.

LB