Chroniques

par samuel moreau

Kurt Weill
airs pour Broadway

1 CD EMI Classics (2006)
3 58245 2
Kurt Weill | airs pour Broadway

Mis à l'index par les Nazis en 1932, Kurt Weill (1900-1950) se réfugie l'année suivante à Paris puis à Londres, avant de s'installer définitivement aux États-Unis, le 10 septembre 1935. Son épouse Lotte Lenya l'accompagne. À l'inverse de nombre de ses confrères germaniques, la douleur de l'exil est surmontée, sans doute parce que sa collaboration avec le Group Theater lui permet de poursuivre son exploration d'un théâtre musical solide, comme à l'époque de Die Dreigroschenoper.

La tradition anglo-saxonne du musical est un terreau idéal pour ses préoccupations : une histoire simple et captivante qui n'hésite pas à aborder des thèmes contemporains à résonance sociale (corruption politique, apartheid, etc.). De quoi paraître suspect lors de la future Chasse aux sorcières ! Ayant appris l'anglais et l'argot américain pour mieux connaître ce peuple dont il partagera bientôt la nationalité et à qui il s'adressera jusqu'à sa mort, conscient que les réponses artistiques changent selon les époques, le compositeur entrevoit l'essor d'une « comédie musicale qui obéirait à des règles dramatiques », en rupture avec la simple représentation commerciale.

Réédition de 1996, cet enregistrement nous propose des extraits de cinq des ouvrages conçus à cette époque pour les théâtres de Broadway, avec les librettistes locaux. Son premier essai, Johnny Johnson (livret de Paul Green) fut créé le 19 novembre 1936, au 44th Street Theatre aujourd'hui démoli. Mise en scène par le père de l'Actor Studio Lee Strasberg, cette fable antimilitariste – un soldat américain essaie vainement d'arrêter les conflits sur le front français en 1917 –, connut un petit succès, avec soixante-huit représentations et ses airs du Vieux Monde mâtinés d'accents folkloriques du Nouveau.

Le 19 octobre 1938, Knickerbocker Holiday (livret de Maxwell Anderson) voit le jour, au Ethel Barrymore Theatre. Avec cent représentations de plus, le succès est cette fois plus prononcé. Sous prétexte de rivalité amoureuse, l'œuvre traite de corruption, voire de tyrannie au temps de Pieter Stuyvesant, gouverneur de New Amsterdam – pas encore baptisée New York. Si l'intrigue se déroule en 1647, les allusions à Roosevelt (réélu en 1937) et au New Deal sont transparentes.

Beaucoup plus léger, One touch of Venus (livret de Sidney Joseph Perelman et Ogden Nash) nous conte l'histoire d'une mystérieuse statue de Vénus qui prend vie et tombe amoureuse de l'imprudent qui lui a passé, par jeu, une bague au doigt. Montée par Elia Kazan, cette pure comédie musicale, qui se moque du conformisme bourgeois autant que des milieux de l'art moderne, démarre le 7 octobre 1943 à l'Imperial Theater pour un marathon de cinq cent soixante-sept représentations. La musique rappelle assez celle de Cole Porter et de Gershwin.

En 1934, la 20th Century Fox produit The Affairs of Cellini, avec Fay Wray – « Madame King Kong », l'année précédente... Le scénario est signé Edwin Justus Mayer, lequel participera ensuite au livret de The Firebrand of Florence, en collaboration avec Ira Gershwin. La création a lieu le 22 mars 1945, mais la vie et les amours du sculpteur italien ne provoquent pas l'afflux du public à l'Alvin Theatre – quarante-trois représentations seulement. C'est paradoxalement l'œuvre la plus chantée ici, qui permet au London Sinfonietta, assez moelleux et lisse par ailleurs, de se montrer tonique et dramatique.

Dernière œuvre de ce disque, Love Life (livret d'Alan Jay Lerner) décrit, sur plus de cent cinquante ans, le quotidien du couple Cooper, avec ses hauts et ses bas, confronté aux changements sociaux : la révolution industrielle, les droits des femmes, l'aliénation par les médias, etc. Le 7 octobre 1948, ce vaudeville s'installa sur la scène du 46th Street Theatre, pour deux cent cinquante-deux représentations. Entouré de chanteurs aux talents divers, secondé par la soprano Elizabeth Futral assez cristalline, Thomas Hampson traverse ce florilège avec une belle ampleur et un timbre toujours agréable, mais pourrait parfois nuancer avec d'avantage de souplesse.

SM