Chroniques

par bertrand bolognesi

Luciano Berio
Sinfonia – Ekphrasis

1 CD Deutsche Grammophon (2005)
477 5380
Luciano Berio | Sinfonia – Ekphrasis

Presque trente années séparent les deux œuvres de Luciano Berio ici réunies ici : Sinfonia, célèbre chef-d'œuvre de l'après-guerre créé en 1968, et Ekphrasis (1996). Dédiée à Leonard Bernstein, en seulement quatre parties à l'origine, la plus ancienne est une partition pour grand orchestre et ensemble vocal, composée pour le cent vingt-cinquième anniversaire du New York Philharmonic. Elle comporte cinq parties caractéristiques. La première est étayée de courts fragments du livre de Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, (en particulier l'analyse de mythes brésiliens liés à l'origine des eaux). L'auteur a dédié la deuxième à la mémoire du pasteur Martin Luther King assassiné le 4 avril – la partie vocale comporte uniquement les lettres de son nom. La troisième cite des extraits de L'Innommable de Samuel Beckett, engendrant à leur tour des citations et références à la vie quotidienne, et emprunte ses notes à Mahler (quatrième mouvement de la Symphonie n°2) – l'hommage au musicien domine les nombreuses citations de Bach, Beethoven, Berg, Boulez, etc. La quatrième partie trouve ses mots dans les trois précédentes. Enfin, le dernier épisode, dont le texte récapitule, développe, complète et analyse ceux déjà présentés, annule l'apparente différence des premières parties.

Berio explique : « le développement musical de Sinfonia est constamment conditionné par la recherche d'une identité et d'une continuité entre voix et instruments, entre texte et musique, entre mots parlés et mots chantés et entre les différentes étapes harmoniques de l'œuvre. Souvent, le texte n'est pas immédiatement perceptible en tant que tel. Les mots et leurs composantes sont soumis à une analyse qui est partie intégrante de la structure musicale générale : voix et instruments. C'est précisément parce que le degré de perception du texte, variable au cours de l'œuvre, s'intègre à la structure musicale que le fait de "ne pas entendre clairement" doit être compris comme essentiel à la nature même de l'œuvre ».

À la tête du Göteborgs Symfoniker (Orchestre national de Suède), Péter Eötvös installe le premier mouvement dans une relative lenteur. Outre la précision que l'on connaît au travail du chef hongrois, cette option contribue à laisser percevoir chaque détail de d'écriture. Cette interprétation n'est jamais froide, et bien plutôt habitée d'une sorte de gravité joyeuse, non exempte de théâtralité, voire de spectaculaire. Eötvös apporte un soin minutieux à l'élaboration des textures de la seconde section,threnos recueilli traversé d'un vrai climat, au delà de la plasticité de résultat.

Il débute la longue troisième séquence à la dynamite ! Le tempo est leste, les entrelacs sont délicieux, dans une urgence inquiète. Remarquons un beau travail de couleurs qui permet de caractériser les nombreuses citations. Dans l'avant-dernière, le son s'édifie progressivement à travers des moires subtiles, tandis que le final surnage dans des ostinati fragmentaires de flûte, magnifiquement mis en valeur. Cette version possède une énergie formidable et bénéficie d'une prise de son d'une extrême clarté qui rend avantageusement obsédante la présence des narrations.

Ekphrasis, la plus récente des deux œuvres gravées, est la dernière partition pour orchestre seul de Luciano Berio. Sous-titrée Continuo II, elle est pour lui « un paysage sonore unique, continu, sans cesse changeant » qui se veut « un commentaire sur un adagio », soit son propre Continuo, pièce écrite entre 1989 et 1991. Le titre fait référence à un procédé narratif qui arrête ou suspend temporairement le discours principal, en particulier par la description détaillée d'un objet ou d'une œuvre d'art – souvent exemple est pris d'Homère en sa digression sur le bouclier d'Achille. Les groupes de cuivres jouent de part et d'autre de la scène et l'absence de percussion accentue l'effet d'harmonie flottante continue. On y retrouve assez évidemment le climat d'Outis. Au disque, Eötvös magnifie la plastique exceptionnelle de l'écriture, profitant de chaque effet, travaillant les fondus comme les reliefs.

BB