Chroniques

par samuel moreau

Myriam Chimènes
Mécènes et musiciens – Du salon au concert à Paris sous la IIIe République

Fayard (2004) 780 pages
ISBN 2-213-61696-5
Mécènes et musiciens – Du salon au concert à Paris sous la IIIe République

Entre 1871 et 1940, sous la Troisième République, toute une noblesse dépossédée du pouvoir politique souhaite être associée à un domaine prestigieux et, comme ses homologues de la Renaissance, pouvoir passer à la postérité en compagnie du nom d'un artiste. C'est grâce à ce mécénat que toute une vie musicale parisienne peut alors se développer – dans les riches appartements du Nord-Ouest de la capitale –, avant la première commande d'État de 1938.

La Grande Saison des salons, qui dure de mai à juin, est le symbole de ce que le concert privé peut avoir de déplaisant : lieu de mondanités où la musique n'est qu'un alibi (les papotages gênent l'artiste), occasion de jalousies et de rivalités (on retient Chaliapine trois mois à l'avance), il est un écrin au snobisme. Diaghilev qui sut en jouer pour la promotion des Ballets Russes, la folie wagnérienne qui enflamma les âmes mêmes les moins mélomanes, en sont des exemples célèbres. Quel est la frontière entre promotion sociale et courtisanerie ? Si les échanges d'intérêts sont souvent mutuels entre mécène et artiste (financier, publicitaire), encore ce dernier doit-il fixer les limites de son amour propre. Comme dirait Chabrier, il y a salons et salons - lequel ne s'imagine pas écrire des romances telles que Les Gros Dindons ou La Ballade des cochons roses !

La personnalité du mécène joue donc beaucoup, avec ses bons et ses mauvais côtés. On peut être une femme du monde bonne musicienne, que son rang interdit de se produire en public, une de ces « dames qui rotent l'hiver dans les salons » (encore Chabrier), ou qui espère qu'un Maître voudra bien s'inspirer des vers du jeune poète de la famille. On peut être Marguerite de Saint-Marceaux, recevoir tous les vendredis – pendant presque cinquante ans –, avec tenue de ville exigée, uniquement des gens qui savent « faire quelque chose ». On peut être la comtesse Greffulhe, créer la Sociétés des grandes auditions musicales, et laisser Isadora Duncan retirer son cachet chez la concierge. On peut être la Princesse Edmond de Polignac, recevoir Poulenc ou Prokofiev, demander les conseils de Nadia Boulanger, avoir commandé une vingtaine de partitions entre 1912 et 1940 (sa « collection ») et être traitée de « détestable mémé » par Szymanowski ou de « charogne » par Weil pour des histoires d'argent...

Quand le lieu se prête à la communion musicale, le temps se passe à déchiffrer une partition pour se préparer à sa première audition au théâtre, à entendre des œuvres étrangères (Ravel découvrant très tôt Schoenberg, chez les Clémenceau), ou même à en écouter sans nom de compositeurs au programme (concert de la Société Musicale Indépendante, le 9 mai 1911). N'oublions pas non plus les soirées intimes organisées par des professionnels : éditeurs (Durand), musiciens (Casals, Sarasate, Ysaÿe) et bien sûr compositeurs (le Groupe des Six chez Milhaud, Duparc, Gounod, etc.).

C'est peu dire que l'on croise du (beau) monde dans le livre de Myriam Chimènes ! Trop peut-être, car malgré l'épaisseur du livre, on ne s'attend pas à cette profusion d'hôtes et d'invités, de dates et d'œuvres... En digne musicologue et directrice de recherches au CNRS, l'auteur nous livre un ouvrage aux mille détails, qui raviront les spécialistes de l'histoire musicale mais aurait gagné à être réduit d'un bon quart pour un public de simples mélomanes. Malgré cette réserve, il faut la féliciter d'avoir largement levé le voile de ce qui était considéré comme la petite histoire et de nous faire prendre conscience, in facto, de ce que notre patrimoine devait à ces impresarii privilégiés.

SM